La logique et la rhétorique conspirationnistes ou complotistes sont une logique et une rhétorique de guerre occulte ou secrète dans laquelle l’ennemi, qui n’est pas un simple adversaire, est supposé agir toujours en secret, dans l’ombre, pour nous atteindre, vaincre et éliminer directement, ou indirectement en tirant les ficelles, derrière les rideaux, des actions moins secrètes d’agents intermédiaires considérés comme traîtres.

Tout ennemi, souvent plus imaginaire que réel (c’est ce qui distingue la guerre réelle de la guerre secrète et occulte) est un comploteur qui nous haît et veut notre perte, et qu’il faut donc aussi haïr et éliminer. Ces logique et rhétorique conspirationnistes sont aussi celles des régimes tyranniques et totalitaires.

Ainsi des opposants et résistants armés contre les régimes politiques les plus sanguinaires et injustes sont-ils considérés par ceux-ci comme des "terroristes", autre nom pour les comploteurs. Et plus ils résistent et sont dangereux pour ces régimes, plus ils sont accusés de complot et de "terrorisme", ce qui n’est qu’un prétexte et une justification pour les éliminer et maintenir le statu quo de ces régimes.

Les combattants Noirs sud-africains qui luttaient contre le régime blanc de l’Apartheid étaient qualifiés de "terroristes" comploteurs. Les vraies démocraties se distinguent des autres régimes en ceci que, des attentats et attaques terroristes qu’elles peuvent subir, elles n’en donnent pas une explication conspirationniste et occulte, sans doute parce qu’elles disposent des moyens de connaître et surveiller leurs ennemis qui, du coup, et quoi qu’ils fassent pour frapper par surprise, n’opèrent pas complètement dans l’ombre et les ténèbres. La paranoïa n’a jamais été une "vertu" démocratique, ce qui n’a jamais exclu qu’il existe des paranoïaques dans les démocraties même les plus assurées. Mais ce sont justement aussi les mêmes qui adhèrent aux conspirationnismes fondés sur le rejet de l’autre...

La haine de l’autre comme ennemi fait que l’on se sent toujours en danger par rapport à lui, de sorte que le complot est toujours le complot de l’autre contre nous, l’autre qu’on haît et que l’on se donne pour ennemi, par haine : les fameux "Protocoles des sages de Sion" en sont l’exemple historique. C’est un document fabriqué de toutes pièces et utilisé tour à tour, et à la fois, contre l’économie libérale et marchande, contre les bolcheviks (le péril rouge ou communiste), et surtout contre les franc-maçons et les juifs (le péril judéo-maçonnique), ces derniers étant désignés, par haine antisémite, comme étant les auteurs de ce document qui est en réalité un faux, et dans lequel ils auraient couché leur dessein de domination mondiale.

De fait les juifs sont soupçonnés et accusés d’être derrière tout ce qui connaît succès et réussite dans l’économie et la politique, aussi bien le communisme (Marx étant juif) que la démocratie libérale et le capitalisme triomphant. On sait ce qui en est advenu des juifs sous le nazisme et le fascisme, il fallait en finir avec eux, les exterminer pour les empêcher de réaliser leur dessein de domination du monde.

Nous savons aussi ce qui s’est passé dans le génocide rwandais de 1994 dont l’origine a été ce crash de l’avion du président hutu d’alors, crash considéré et décrété par les hutus comme étant un complot de leurs compatriotes tutsis qu’ils se mirent alors à attaquer et découper avec machettes et autres armes.
Nous le savons enfin, des burkinabè ont été massacrés par des ivoiriens parce qu’accusés d’avoir comploté et pactisé avec les rebelles venus du Nord de leur pays pour agresser et destabiliser la Côte-d’Ivoire.

On ne peut, à ce sujet, que s’étonner de voir aujourd’hui des ennemis des gbagboïstes qui, depuis toujours ( et au nom aussi, faut-il le rappeler, d’une certaine idée du fameux "panafricanisme" dont on se réclame de tous côtés, à nous en faire...pouffer de rire, un panafricanisme entendu comme résistance face à l’Occident et surtout face à la France, et refus de la "Françafrique"), des ivoiritaires gbagboïstes qui ont donc été, nous semble-t-il, les premiers, dans l’ex crise ivoirienne, à verser dans le complotisme, on ne peut, dis-je, qu’être effaré et médusé de voir leurs ennemis, anti-gbagboïstes, leur reprendre cette même logique et cette même rhétorique conspirationnistes d’un complot où seraient impliqués encore aujourd’hui, décidément, des burkinabè.

On nous sert la même sauce conspirationniste empoisonnée et toxique qu’on n’a pas goûtée chez les ennemis gbagboïstes. La guerre réelle est peut-être terminée en Côte-d’Ivoire, pas la guerre occulte et secrète, avec tout ce quelle peut renfermer de mythique et d’imaginaire. Mais il nous semble que le Burkina et les burkinabè n’ont jamais été en guerre, pas plus hier qu’aujourd’hui : à moins que nos dirigeants ne se soient ouvert un "front occulte" à l’insu de leur peuple, et au-delà de la sécurité nationale, mais alors ils n’en seraient que seuls responsables, et cela n’engagerait qu’eux seuls, pas les burkinabè...

Le drame avec le complot c’est que vous ne pouvez jamais vous défaire des griffes d’une accusation de complot, le démentir et argumenter pour vous défendre : car plus vous vous défendez, et plus vos bourreaux et accusateurs y verront encore de la ruse et du secret, parce que eux seuls sont capables, plus que Dieu lui-même, de voir ce que vous faites dans l’ombre et les ténèbres ; et quoi que vous fassiez et disiez, vous complotez toujours à leurs yeux.

Ainsi, malgré qu’il a depuis longtemps été prouvé et établi que "Les Protocoles des Sages de Sion" sont un faux, les conspirationnistes (extrémistes fascistes et néo-nazis, traditionnistes plutôt que traditionalistes à mon avis, et anti-sionistes) n’ont pas renoncé à croire à un projet juif et sioniste secret de conquête du monde, ils y croient même encore de plus belle, car pour eux le cours du monde et de l’histoire confirme ce qui est fabriqué dans ce document. Hugo Wast : "Les ’Protocoles’ sont peut-être faux, mais ils se réalisent à merveille". Et l’industriel Henry Ford : "L’unique appréciation que je puisse porter sur les ’Protocoles’, c’est qu’ils s’accordent parfaitement avec le cours des événements"...

II. Le phénomène du complot a fait l’objet de recherches très attentives et sérieuses. Il existe donc, pour le rappeler ici avec Pierre-André TAGUIEFF, le spécialiste français en la matière, une "complotologie" au sens d’une phénoménologie ou étude du complot. C’est dire que cette notion du complot est loin d’être anodine, qu’elle n’est pas comme les autres, et ne peut se prendre à la légère. Or il se trouve que la grande majorité des burkinabè, comme des lecteurs de fasonet, n’est pas toujours informée de certaines idées qui "mènent le monde" et qui sont souvent de bien gros préjugés sombres maquillés et saupoudrés de "pensée", et qui ont d’autant plus de puissance sur les esprits qu’elles vont puiser dans le fond obscur des passions des individus et citoyens que nous sommes.

Cette note n’a pas pour objectif de faire la recension des travaux de recherche sur le complot (comment du reste le faire par une simple note !). Elle est encore moins l’exposition d’une position partisane et politicienne, tout en assumant d’être politique en un sens : elle se veut le parti-pris intellectuel et philosophique d’informer et d’éclairer sur une idéologie qui, comme le dit Taguieff, consiste à "voir des complots partout et croire qu’ils expliquent tout ou presque dans la marche du monde".

Par les temps qui courent, dans le contexte de la situation politique actuelle et à venir de notre pays, il me semble nécessaire et utile d’expliquer les choses et les idées, plutôt que de les imposer d’en haut et d’ailleurs, et d’éviter, en l’occurrence, que la référence et l’utilisation de cette notion historiquement et politiquement très chargée de complot ne contribuent à créer des amalgames inutiles, et surtout risquer de faire de ceux de nos citoyens les plus démunis en culture et analyse intellectuelles ( imaginez combien ils peuvent être dans un pays de fort analphabétisme comme le nôtre, quoique, loin s’en faut, les analphabètes et incultes ne sont pas toujours ceux que l’on croit et dit !) des bombes humaines en puissance ; l’irrationnel des passions, cela est bien connu, ayant toujours plus d’effets que les preuves et démonstrations les plus rigoureuses et évidentes. Et "complot" est l’un de ces mots magiques qu’il suffirait d’énoncer et de prononcer pour faire exister la chose que l’on soupçonne et combat.

Nous n’avons pas la prétention d’appeler ici à la "vigilance", car à ceux qui n’ont jamais cessé d’être vigilants un tel appel est aussi inutile qu’aux amateurs de fictions et de mythes ; et d’autre part parce que la vigilance peut être policière en consistant à tout surveiller, ce qui ne la met pas à l’abri du sommeil et du somnanbulisme de la fausse vigilance qui ouvre et ferme les yeux selon que cela l’arrange ou pas. Nous ne prétendons pas non plus à la "bien-pensance", tout en mettant au défi quiconque voudrait jamais penser sans bien penser, et donc tomber dans l’absence de pensée d’une "mal-pensance" que la pensée ne pourrait jamais penser...

Kwesi Debrsèoyir Christophe DABIRE
Docteur en philosophie de l’Université STRASBOURG
di.kombo@yahoo.fr