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A bâtons rompus avec Etienne Traoré

Publié le lundi 12 juin 2006 à 08h14min

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Etienne Traoré

Ca fait longtemps que le Professeur Etienne Traoré ne s’était pas fait entendre. Il brise donc le silence à sa manière toujours profonde, directe et dans un style accessible à tous. San Finna, qui a eu le privilège de le rencontrer et de le faire réagir, vous livre le contenu de l’enrichissant échange.

Votre sentiment sur les dernières manifestations syndicales ?

Professeur Etienne Traoré : Je pense qu’il s’agit d’un bouillonnement du front social à travers des grèves et des manifestations à la fois légales, légitimes et courageuses. Elles sont légales car respectant les textes nationaux et internationaux en matière du droit et des conditions de grève, des libertés de manifestation. C’est une grave remise en cause de ces droits que de faire croire que les syndicats ont besoin d’une sorte d’autorisation préalable du Patronat (public et privé) pour jouir de ces droits. Cette remise en cause a été même plus explicite à travers les menaces proférées par ce Patronat contre les travailleurs grévistes. Il s’agit là d’une réaction relevant des Etats d’exception et non d’un Etat de droit.

La légitimité de ces grèves et manifestations tient à leur justesse indiscutable : effectivement, depuis nombre d’années, les cahiers de doléances du 1er Mai demeurent sans suite au profit d’un dialogue social infructueux et qui tend à devenir un alibi pour ne rien satisfaire. Effectivement aussi, la vie est devenue trop chère et à la limite du supportable.

La pauvreté s’accroît et a gravement atteint même ceux qui étaient hier considérés à l’image des fonctionnaires de catégorie A 1, comme des privilégiés. Pendant ce temps, nos dirigeants rivalisent dans l’accumulation et l’exhibition des richesses au point où nous vivons aujourd’hui un paradoxe sourd de futures violences sociopolitiques : notre pays fait partie des trois pays les plus pauvres au monde alors que les dirigeants se classent parmi les plus riches dirigeants de ce monde !

Nos travailleurs, qui produisent nos biens et services, ont donc légitimement et absolument le droit de revendiquer une sortie de la pauvreté. Qu’on ne leur dise pas qu’il n’y a pas d’argent avant de leur avoir justifié pourquoi les institutions comme la Présidence, le Gouvernement, la Primature et l’Assemblée nationale coûtent aussi chers aux caisses de l’Etat, pourquoi un député touche une indemnité journalière supérieure au SMI, pourquoi tant de scandales politico financiers et autres crimes économiques, sont totalement impunis.

Par ces luttes enfin, les travailleurs font preuve de courage face aux menaces du Patronat et font honneur au Peuple Burkinabé que certains pouvoirs d’argent et de mise à mort ont cru avoir totalement domestiqué. Au Burkina Faso, il y a encore des hommes et ils deviendront de plus en plus nombreux !

Qu retenez-vous des élections municipales qui viennent de s’achever ?

Pr E.T. : J’y ai participé pour soutenir des camarades. Je n’étais pas moi-même candidat car convaincu qu’au regard de la dimension locale du scrutin, il fallait donner l’occasion à nos militants-résidents permanents dans nos communes rurales, de se présenter.

J’ai malheureusement constaté que d’élections en élection, c’est l’argent de la corruption politique qui prend de plus en plus de l’ampleur. Si aucune mesure n’est prise contre ce type de corruption, notre expérience démocratique va devenir une monarchie car toute alternance politique sera rendue impossible, ceux qui gèrent le pouvoir ayant toujours davantage d’argent pour entretenir cette corruption. Ce qui est encore plus grave, c’est que nos braves paysans et éleveurs sont dépravés par cet argent, eux qui connaissaient si peu la tricherie, la corruption. Or, la richesse bien connue du Burkina Faso, ce sont ses hommes, travailleurs honnêtes et modestes. Si nous perdons cette richesse, alors n’allons pas dire demain que Dieu nous a abandonnés ; c’est nous qui aurons creuse nos propres tombes.

J’ai aussi constaté que nous sommes en perpétuelle campagne présidentielle car il n’y a plus une seule consultation électorale sans ce chantage : si vous ne votez pas tel parti politique, le président Blaise Compaoré ne fera rien pour votre localité ! Enfin, des résultats, je constate que ce sont le CDP et les partis de la mouvance présidentielle qui ont presque tout raflé. Je leur dis cependant de ne point se tromper sur le sens de ce vote qui est très largement acheté. Les conseils municipaux fonctionneront-ils correctement ? Je le souhaite mais je ne me fais aucune illusion au regard des drames, plaies et mésententes nombreux qui ont marqué l’élection des maires.

Comment expliquez-vous le faible taux de participation ?

Pr E.T. : Je l’explique par deux raisons principales : la première, c’est que de nombreux compatriotes se sont convaincus que le jeu n’en valait pas la chandelle. Pour eux, ces municipales venant quelques mois après une élection présidentielle aux résultats dignes des régimes du parti unique, les jeux étaient faits d’avance et ce n’était plus la peine d’aller voter pour un nouveau « raz-de-marée » planifié. Je pense que c’était la raison du plus grand nombre des non-votants.

L’autre raison réside probablement en une certaine défiance envers notre classe politique dans sa configuration actuelle : celle qui est au pouvoir a déçu depuis longtemps en faisant voir que le développement du pays ne l’intéresse pas véritablement : les crimes économiques impunis, les montées de la pauvreté, de la misère, des injustices et des inégalité sociales en sont les preuves palpables.

Celle de l’opposition est, pour des compatriotes, presque aussi décevante car encore incapable de fédérer ses actions autour d’un ou de deux projets alternatifs pour endiguer la présente décadence du pays. Si vous y ajoutez ses rapports (à travers certaines de ces leaders) avec les tenants du pouvoir qui n’ont pas toujours été dignes d’une opposition crédible, vous comprendrez encor mieux cette crise de confiance des électeurs parmi les plus avisés politiquement.

Du pouvoir en place, je n’attends aucune remise en cause pour ramener l’électorat car ce pouvoir se nourrit lui-même de tous les incivismes et laxismes qui se résument ainsi : laisser les gens détourner, voler, corrompre, s’enrichir.. pourvu qu’ils ne lorgnent pas le fauteuil présidentiel ! De l’opposition, je le souhaite car c’est possible, qu’ayant compris ce message des électeurs, elle sache se réorganiser, fédérer ses forces dans ce qu’elles ont de différent et de complémentaire.

Que vous inspire la décision du Comité des droits de l’homme des Nations Unies qui a estimé que "l’affaire Thomas Sankara n’est ni prescrite ni classée" et qui a sommé le Burkina de faire la lumière sur l’affaire dans les 90 jours suivant le verdict ? »

Pr E.T : C’est une très bonne décision de ce Comité qui est parfaitement dans son droit et dans son rôle. Il s’agit en effet d’abord d’une question élémentaire de droits de l’homme : nul être humain ne peut ôter impunément la vie d’un autre être humain. En plus du fait d’être homme, Thomas Sankara était chef d’Etat : c’est une énorme raison de plus pour que son assassinat soit élucidé et que, plus jamais, cela ne se reproduise. Quelles que soient les difficultés, quelles que soient les complications, tôt ou tard, cette affaire rebondira. Si aujourd’hui, c’est par le système des Nations Unies, je m’en félicite car je suis convaincu que c’est la voie la plus pacifique de son règlement et si je suis sollicité à l’occasion, je dirais le peu que je sais.

Paix à son âme. Moi-même, comme je l’ai plusieurs fois dit, je n’ai appris la mort de Thomas Sankara que le 16 octobre 1987 au matin. A l’époque, il m’a été expliqué que c’était un accident. Je n’ai jamais été associé à une telle entreprise qui a également fauché la vie à mon ami Zabré Sibiri Patrice !... Bref, si nous voulons d’une véritable réconciliation nationale, toute la lumière doit être faite sur cette affaire et sur d’autres affaires de violence politique mortelle. Concernant particulièrement ce qui est appelé « Affaire Thomas Sankara », tout doit être fait pour éviter que notre pays ne soit pas comme dans un pays voisin depuis les années 60, un pays divisé en deux camps sociopolitiques qui se vouent des haines héréditaires aux conséquences aussi imprévisibles qu’incalculables.

Pour que cette réconciliation nationale s’opère véritablement, il faudra que justice soit rendue, dure ou douce, peu importe ! Je suis persuadé que la véritable réconciliation nationale passe nécessairement par la découverte de la vérité, la justice et la demande de pardon. Cette demande de pardon, pour être sincère, crédible et acceptable, doit être personnifiée car pour pardonner, il faut d’abord que le fautif le demande. Il en est ainsi dans toutes les sociétés humaines et dans toutes les religions !

Que pensez-vous de la demande d’extradition de Hissène Habré par la justice belge et des velléités au niveau de l’Union africaine de le faire juger en Afrique plutôt qu’en dehors du continent ?

Pr E.T. : Dans cette affaire, il faut aller à l’essentiel. Alors que veut-on ? C’est rendre justice aux multiples victimes de Hissène Habré. Le Président Abdoulaye Wade avait même promis de l’extrader vers tout pays (pas exclusivement africain) où il aurait un jugement équitable. Le jugement pouvait ainsi se dérouler en Belgique ou à La Haye au Tribunal pénal international. Malheureusement, le président sénégalais s’est finalement rétracté, manifestement sous les pressions de ses nombreux pairs africains qui ont peur de créer un précédent dangereux pour eux-mêmes : juger et condamner un ancien chef d’Etat pour des crimes commis quand il était au pouvoir. Si cette logique reste majoritaire à l’Union africaine, je crains fort qu’une parodie de justice ne soit organisée dans un pays africain !

Croyez-vous que Charles Taylor pourra être jugé ? Si oui, comment voyez-vous un tel jugement ?

Pr E.T. : Charles Taylor est un fauteur de guerre dans notre sous région, qui est accusé des crimes les plus horribles dans sa quête du pouvoir au Libéria. Il est donc bon de le juger, et tant pis pour tous ceux qui lui avaient promis un exil doré ! Mais où et quand le sera-t-il ? Difficile d’y répondre maintenant, car j’ai l’impression que le jeu des intérêts économiques et politiques est en train de retarder le calendrier et le lieu du jugement. Il faut juger Taylor pour décourager définitivement ce genre de prise du pouvoir par une violence dévoreuse de vies humaines. Sinon, quelle est la différence entre l’homme et l’animal ? A l’occasion, c’est souhaitable que répondent avec lui tous les co-auteurs, complices et commanditaires. Ils sont bien connus ! Suivez mon regard !

Le débat sur « l’immigration choisie et non pas subie », chère à Nicolas Sarkozy, bat son plein. Où vous situez-vous ?

Pr E.T. : Je pense que l’immigration a toujours été choisie car les consulats français ne distribuent pas les visas d’entrée en France comme des petits pains ! En réalité, Nicolas Sarkozy veut durcir les conditions d’immigration et de séjour en France. Faut-il lui en vouloir pour ça ?

D’emblée et dans le fond, je réponds non car les gouvernants français ont le droit et toute la souveraineté nécessaire pour fixer, comme tout autre pays, les conditions d’accès à leur territoire, en tenant compte de leurs intérêts. Que demande-t-on à un responsable politique sinon que de travailler à défendre les intérêts de son peuple ? Or, cette loi Sarkozy est très populaire en France où beaucoup de gens pensent à tort ou à raison, que certaines catégories d’étrangers sont, soit trop dépendantes du système social français, soit sources d’insécurité, soit encore inadaptées au niveau de qualification requis par les entreprises françaises. C’est donc tout naturellement que les députés ont adopté la loi Sarkozy (sans les voix de la Gauche).

Il faut rappeler que pratiquement tous les pays européens sont déjà engagés dans ce sens restrictif et que le profil des travailleurs qu’exigent de plus en plus les entreprises européennes se différencie de plus en plus du profil des Africains notamment : on y veut une main d’œuvre d’une qualification de plus en plus éloignée de celle de nos parents ; par conséquent, les foyers des travailleurs recherchés ne se situent plus en Afrique mais dans les pays de l’ex Union Soviétique. Ce sont des réalités dont nous, Africains, devons tenir compte et réagir avec nos têtes et non seulement avec nos cœurs !

Là où je me démarque de Nicolas Sarkozy, c’est plutôt sa façon d’intituler et de défendre sa loi qui a heurté sérieusement les sensibilités africaines. En effet, cette « immigration choisie et non subie » tend à établir d’une part des immigrés indignes et à chasser d’autres qui seraient respectables, à garder ou à faire venir ! C’est comme si après avoir exploité la force de travail des Africains, on leur disait brutalement : « Rentrez chez vous ». C’est blessant !

Par ailleurs, cette « immigration choisie » a été vite rapprochée de l’esclavage des Noirs où les bateaux négriers venaient sur les côtes africaines pour choisir, trier les Africains les plus solides physiquement et les embarquaient pour travailler en Europe et en Amérique ! Cette loi Sarkozy marque enfin un grand tournant de la politique française envers l’Afrique qui devrait revoir ses attaches sentimentales et reconsidérer ses positions par rapport à la Francophonie et aux sommets France-Afrique.

Et quelles solutions préconisez-vous ?

Pr E.T. : C’est d’abord une grande honte que j’éprouve en voyant les images où de jeunes Africains préfèrent affronter les requins et même la mort plutôt que de rester chez eux !! Cela prouve l’échec total des politiques de développement chez nous. C’est pourquoi, à mon sens, les solutions qui sont en train d’être élaborées par des forum de concertation entre autorités africaines et européennes me semblent aller dans le bon sens : lutter contre l’immigration clandestine et multiplier les projets de développement en Afrique pour créer des emplois, accroître les revenus.

Cette double solution sera efficace, si et seulement si, on y ajouter l’exigence d’une bonne gouvernance contrôlable et sanctionnable car au fond, ce n’est pas l’argent qui a manqué à l’Afrique pour son développement. Ce qui lui a cruellement manqué, c’est la bonne gestion de cet argent.

De ce point de vue, je pense qu’il est grand temps que nous Africains, sachions que les principaux responsables de notre pauvreté, ce sont d’abord les Africains eux-mêmes par les mauvaises gestions de la plupart de leurs dirigeants. Tant que la bonne gouvernance demeurera un slogan chanté dans les grandes conférences internationales au lieu d’être une réalité contrôlable et sanctionnable sur le terrain, aucune somme (quelle qu’en soit l’énormité) ne pourra développer l’Afrique. C’est la mal gouvernance qui rend inefficaces les projets de développement, accroît les injustices, inégalités, persécutions et exclusions sociales, causes principales des exils économiques ou politiques.

Ainsi, dans combien de pays africains, y a-t-il véritablement une égalité des citoyens face aux examens, aux concours ou à l’emploi ? Dans combien de nos pays, les diplômes valent-ils réellement mieux que de « bonnes relations » ? Et si l’on parlait de l’impunité quasi généralisée des crimes économiques ou de la corruption qui engloutit, sans résultats significatifs, les prêts et dons financiers des pays du Nord ?

En dépit de tout cela, sauf cas de force majeure, je souhaite que nos frères africains restent en Afrique afin que nous nous battions pour que notre Terre (parmi les plus riches de la planète) nous nourrisse tous et très bien. Personne ne viendra le faire à notre place !

Le mot de la fin ?

Pr E.T. : Je dis grand merci à San Finna de m’avoir permis de m’exprimer par voie de presse après un si long silence. Je finirai par donner un avis et lancer un appel.

Mon avis, c’est que la chefferie coutumière (sur toute l’étendue du territoire) qui n’a pas qu’une dimension politique mais également religieuse, puisse être plus vigilante à l’avenir pour éviter cet engagement massif derrière le pouvoir. Si elle continue dans cette voie, elle sera de plus en plus considérée comme une structure assujettie et trop partisane, toutes choses en rupture des valeurs et des coutumes traditionnelles. A terme, cela désacralisera cette chefferie et sapera son autorité auprès de ses administrés coutumiers. Déjà, le pouvoir tend à se mêler et à déjouer les règles de désignation de certains chefs !

L’appel, je l’adresse aux forces et autorités institutionnelles (différentes autorités religieuses) ou non institutionnelles (personnes ressources, intellectuels conséquents) : vous observez dans le silence comment notre pays dérive et décline aux plans économique, politique et social. Les résultats de la politique économique sont là : c’est la pauvreté qui s’accroît (confère statistiques officielles) non pas à cause du manque de ressources mais à cause de graves injustices économiques constatées ; au plan politique, vous observez que la course vers un régime de Parti-Etat s’accélère du fait de la remise en cause non consensuelle de certains acquis politiques consensuellement obtenus hier avec vos différentes interventions et participations (la limitation à deux du nombre des mandats présidentiels, le code électoral ... ) ; au plan social, c’est la montée sans précédent des fléaux (délinquance surtout juvénile, incivisme, corruption, drogue, alcoolisme..) en rapport direct avec le chômage et l’impunité.

C’est pourquoi, beaucoup de citoyens comme moi, sachant que vous êtes des forces morales et que vous avez des missions au sein de la société, ne fût-ce que pour y défendre publiquement la justice et la paix, nous attendons davantage de vous, des paroles publiques d’enseignement et d’espoir. De grâce, n’attendez pas, n’attendez plus que des violences de colère légitime éclatent pour entrer en médiation. Le sage, c’est aussi et surtout celui qui sait prévenir !

Etienne Traoré, Enseignant
Université de Ouagadougou
E-mail : gninata@yahoo.fr

M. N’DO

San Finna

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