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Qatar est-il le nouveau nom de « l’impérialisme », de « la mondialisation », de « l’Internationale islamique »… ? (3/4)

mercredi 31 octobre 2012.

 

Tant que le Qatar se contentait de « placer ses billes » en France dans des palaces, des clubs sportifs et des entreprises du CAC 40, cela ne posait pas de problèmes. Quand le Qatar a entrepris de placer ses pions – et, plus encore, de les déplacer au gré de ses intérêts – les Français se sont montrés plus réticents. Au Darfour, l’intervention du Qatar n’était pas vraiment un sujet de préoccupation pour les « Occidentaux » ; c’était une guerre lointaine qui n’avait pas d’impact sur le monde occidental autre qu’anecdotique (ce qui a été, peut-être, une erreur d’analyse).

En Libye, cette intervention, rendue visible par les médias qui couvraient les opérations de la coalition, a été plus problématique. « Les Occidentaux, je m’en suis aperçu en discutant avec les Américains là-bas, n’ont pas vu le rôle du Qatar, expliquera « l’écrivain » Gérard de Villiers quelques jours seulement avant la capture et la mort de Kadhafi (20 octobre 2011). Le Qatar et son émir ont donné énormément d’armes, d’argent et apporté leur soutien à des groupes tels le groupe Salabi, dont le frère Ali Salabi est un conseiller de l’émir du Qatar. Aujourd’hui, le Qatar a des instructeurs auprès de ces katibas, auprès de ce qu’on appelle l’Armée de libération nationale, qui n’est pas vraiment une armée mais plus une milice avec des camionnettes [sic], des armes antiaériennes, des lance-roquettes… » (entretien publié par le site Atlantico - 11 octobre 2011). Mais à cette époque, Nicolas Sarkozy était installé à l’Elysée, la France, la Grande-Bretagne et l’OTAN étaient engagés dans une guerre contre Kadhafi dont l’issue, inéluctable, sera cependant longtemps incertaine : il n’était pas question alors de s’interroger sur les motivations de son « allié » arabe.

Tunisie, Libye, Egypte, Yémen…, les observateurs voient la main du Qatar partout. A juste titre d’ailleurs. Pour ce qui est de la Syrie, le cinéaste syrien Orwa Nyrabia, opposant au régime, exilé en Egyptien après être sorti des geôles de Bachar al-Assad, a raconté à Claire Talon (Le Monde daté du 14-15 octobre 2012) ce qu’il en est. Ce passage du papier de Claire Talon est explicite : « De sa détention, Orwa Nyrabia sort renforcé dans sa conviction : la révolution ne réussira pas sans aide extérieure. Et de ce point de vue, l’attitude des Occidentaux fait, selon lui, preuve d’un aveuglement total. « Si un activiste un peu islamique a besoin d’argent pour soigner des blessés, il appelle l’Arabie et le Qatar, et le lendemain, il a l’argent sur son compte. Mais quand un laïc appelle l’Europe pour sauver les mêmes blessés, il faut un mois aux Occidentaux pour dire oui, et en plus ils demandent des factures ! Or, c’est celui qui va sauver le blessé qui gagnera les prochaines élections. Le Qatar nous donne 55 millions d’aide humanitaire quand les Etats-Unis nous en promettent 15. L’Occident prétend éviter le danger islamiste en s’abstenant d’intervenir mais le résultat sera inverse. Aujourd’hui, pour lui, l’essentiel de l’argent du Qatar ne passerait cependant pas par les islamistes en Syrie. « L’argent qatari passe par… ». Orwa Nyrabia inspire profondément, cherche ses mots « … des représentants de la droite libérale ». Des hommes d’affaires ? Il refuse d’expliciter ».

Au sujet des connexions du Qatar avec la « droite libérale » occidentale, notons que l’ex-président Sarkozy a séjourné, voici quelques jours, au Four Seasons de Doha où il a dîné avec Cheikh Hamad Bin Jassem Bin Jaber al-Thani, dit Hamad Bin Jassem (HBJ), Premier ministre et ministre des Affaires étrangères.

Le dernier pion déplacé par le Qatar sur l’échiquier du monde arabe concerne un Etat (ou, plus exactement, un pseudo-Etat) plus minuscule encore que ne l’est le Qatar : la Bande de Gaza. Hier, mardi 23 octobre 2012, Cheikh Hamad Bin Khalifa al-Thani, émir de l’Etat du Qatar, s’est donc rendu à Gaza. « Première visite d’un chef d’Etat étranger dans l’enclave palestinienne depuis l’arrivée au pouvoir du Hamas en 2007 » commente la presse. Son entrée à Gaza a été assurée via l’Egypte (qui a participé à la sécurisation de la visite) ; il était accompagné d’une « grande délégation » comprenant notamment Cheikha Mozah, première dame du Qatar, et l’incontournable HBJ. Une visite de quelques heures le temps que les Palestiniens recomptent les 400 millions de dollars (307 millions d’euros) que l’émir qatari avait apportés avec lui. Tunisie, Libye, Egypte, Gaza, le Qatar avance ses pions sur la rive Sud de la Méditerranée et annonce la couleur politique : le Hamas (branche palestinienne de la confrérie des Frères musulmans, le Hamas est qualifié « d’organisation terroriste » par Washington et Bruxelles) d’Ismaïl Haniyeh plutôt que le Fatah de Mahmoud Abbas, le chef de l’Autorité palestinienne ! Israël (qui a 51 km de frontière commune avec la bande de Gaza) n’a qu’un mot pour caractériser cette visite : « Bizarre » (je rappelle que le Hamas se refuse à reconnaître Israël et n’a pas renoncé à la lutte armée contre son voisin, ce qui lui vaut l’opprobre de la « communauté internationale »).

L’émir ne dira rien ; mais Haniyeh parlera pour lui : « Votre présence signifie que la Palestine occupe le cœur des Arabes ». Une formidable opération médiatique* qui pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses : les Américains, qui aiment à laisser penser qu’ils coachent les Qataris, ont-ils donné leur feu vert à cette visite ? Cette visite vise-t-elle à isoler la Syrie et l’Iran qui étaient, jusqu’à présent, les principaux partenaires du Hamas ? C’est que la reconfiguration géopolitique de l’Afrique du Nord, du Proche et du Moyen-Orient va très vite. Ghazi Hamad, vice-ministre des Affaires étrangères de Gaza, l’a rappelé à Laurent Zecchini (Le Monde daté du 28 juillet 2012) : « Ce qui se passe en Egypte est dans l’intérêt de tous les Palestiniens. Alors que le régime Moubarak était un ami d’Israël, une nouvelle démocratie se met en place. Tous les régimes arabes deviennent démocratiques, et je pense qu’ils vont soutenir la cause palestinienne ». Pour paraphraser l’inventeur de la « géopolitique », le géographe français Yves Lacoste (« La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre »), la démocratie, à en croire les Palestiniens, servirait, d’abord, à faire la diplomatie. Reste à savoir ce que recouvre, pour les uns et pour les autres, le mot « démocratie »… !

Pour la diplomatie, pas de problème du côté de Doha. Où l’on sait, plus qu’ailleurs, que chaque homme à son prix. En ce qui concerne le Qatar, on évoque ainsi « la diplomatie du chéquier ». Illustration. Alors que l’on ne sait pas vraiment quelles sont les connexions de l’émirat du golfe Persique avec les groupes armés « salafistes » qui occupent le Nord du Mali et que les rumeurs les plus contradictoires circulent à ce sujet, ne voilà-t-il pas que le président intérimaire de la République du Mali, Dioncounda Traoré, s’est envolé pour le Qatar avec une importante délégation « d’hommes politiques » maliens. Compte tenu de la situation qui prévaut à Bamako, c’est le Qatar qui a affrété un vol spécial pour diligenter la délégation jusque dans la capitale qatarie (un vol spécial qui, au décollage de Bamako, a été, à en croire les médias maliens, le cadre d’une pantalonnade qui exprime l’impréparation des autorités « intérimaires » maliennes dès lors qu’il faut sortir des sentiers battus).

* Le retour du Qatar à Gaza a été organisé en septembre 2012. Doha a été représenté à Gaza du début des années 1990 au début des années 2000, mais très modestement, le Qatar n’étant pas alors dans une phase d’affirmation de sa présence sur la scène internationale. Les « révolutions arabes » ont changé la donne. Mohamed al-Hamadi, le représentant qatari, un diplomate de carrière, s’est installé à Gaza et a été reçu, le mardi 25 septembre 2012, par Ismaïl Haniyeh pour discuter de l’évolution des projets financés par le Qatar (l’enveloppe était de – seulement ! – 254 millions de dollars), notamment la création de « Hamad Town », un gigantesque complexe résidentiel. Par ailleurs, le leader du Hamas, Khaled Mechaal, après sa rupture avec Bachar al-Assad à la suite de la « révolution syrienne », dont le QG était installé depuis 1999 à Damas, s’est installé à Doha.

Jean-Pierre BEJOT
LA Dépêche Diplomatique



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