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Il y a urgence à trouver, à Abidjan, une alternative politique à Laurent Gbagbo

Publié le jeudi 11 décembre 2003 à 12h17min

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Le fait qu’il n’y ait pas, actuellement, d’alternative politique à Gbagbo est un obstacle majeur à une solution pacifique de la crise ivoirienne (cf LDD Côte d’Ivoire 096/Mardi 2 décembre 2003). Marcoussis était une solution diplomatique qui ne manquait pas d’atouts. Mais qui avait un handicap majeur : c’était une solution française.

Le fait qu’il n’y ait pas, actuellement, d’alternative politique à Gbagbo est un obstacle majeur à une solution pacifique de la crise ivoirienne (cf LDD Côte d’Ivoire 096/Mardi 2 décembre 2003). Marcoussis était une solution diplomatique qui ne manquait pas d’atouts. Mais qui avait un handicap majeur : c’était une solution française. Je l’avais affirmé déjà alors que se tenait la Table ronde ivoirienne : "Paris tente d’imposer une solution française à la crise ivoirienne. C’est une erreur. La solution est africaine et sous-régionale.

Mais pour que cette solution puisse s’exprimer, encore faut-il laisser le jeu politique s’organiser librement. Si les négociations de Marcoussis débouchent sur une "paix française" qui soit l’instauration d’un tutorat et la mise en place de personnalités politiques "aux ordres ", la paix sera illusoire" (cf LDD Côte d’Ivoire 058/Lundi 20 janvier 2003).

Nous n’en sommes même pas là aujourd’hui. Marcoussis devait permettre de mettre en place, à travers un Premier ministre de consensus pour toutes les parties signataires, un interlocuteur crédible et responsable. C’était une nécessité. Parce que, déjà, Gbagbo était perçu comme n’étant pas 1 ’homme de la situation. A la veille du coup de force qui s’est déroulé dans la nuit du mercredi 18 au jeudi 19 septembre 2002, il y avait sur la scène politique ivoirienne un chef d’Etat (Laurent Gbagbo) et deux ex-chefs d’Etat (Henri Konan Bédié et Robert Gueï) ainsi qu’un ex-Premier ministre (Alassane Ouattara). Au lendemain du coup de force, le plateau avait été quelque peu bousculé : Gueï avait été assassiné ; Ouattara en avait réchappé. Il était provisoirement exclu du jeu politique. Ne restaient que Gbagbo et Bédié.


Allait alors s’imposer un nouveau venu, Guillaume Soro Kigbafori. Nouveau venu certes, mais pas un inconnu (cf LDD Côte d’Ivoire 042/Jeudi 24 octobre 2002). Gbagbo allait lui imposer un interlocuteur qui avait, à ses yeux, l’avantage d’avoir appartenu à tous les régimes : nordiste mais non-musulman, ancien ministre de Houphouët-Boigny et de Bédié, ancien ami personnel de Ouattara, etc... Laurent Dona-Fologo, qui n’était alors que président du Conseil économique et social de Côte d’Ivoire, se retrouvait sur le devant de la scène (cf LDD 043, 044 et 045/Mardi 29, Mercredi 30 et Jeudi 31 octobre 2002). Fologo était alors nommé chef de la délégation ivoirienne à la conciliation ouverte à Lomé sous l’autorité du président togolais Gnassingbé Eyadéma qui n’était sans doute par le mieux placé pour être l’arbitre du jeu démocratique ivoirien. Un jeu que j’avais alors qualifié de "jeu trouble".

Abidjan avait son joker : Fologo. Paris avait aussi le sien : Christian Dutheil de La Rochère, représentant français aux négociations de Lomé : pouvait-il "réussir sous Gbagbo ce qu’il avait raté sous Bédié ?" (cf LDD Côte d’Ivoire 046 et 047/Lundi 18 et Mardi 19 novembre 2002). Paris allait réduire la pression pour éviter le pire. Compte tenu des attaques menées contre l’ambassadeur de France à Abidjan, Renaud Vignal, Paris le remplaçait par Gildas Le Lidec et ex filtrait Ouattara. Cela donnait satisfaction au chef de l’Etat ivoirien mais la France recherchait toujours les voies et moyens d’une sortie de crise. Sa stratégie était claire : isoler Gbagbo et lui imposer une solution cautionnée par les chefs d’Etat africains, l’OUA, les Nations unies, etc...


La stratégie était claire et même un peu trop claire. Il était bien évident que Gbagbo n’accepterait pas d’être tenu en laisse par Paris. Il trouvait même une certaine satisfaction à être ainsi traité. C’était son côté "flagellant". Dans les coulisses du pouvoir, déjà, les hommes des anciens régimes, espérant une fin rapide du nouveau régime, commençaient à dresser la tête espérant qu’une couronne vienne s’y poser. Parmi eux, en première ligne, Charles Konan Banny, gouverneur de la BCEAO (cf LDD Côte d’Ivoire 059 et 060/Mardi 21 et Mercredi 22 janvier 2003) qui, le 21 octobre 2003, a organisé un show politico-médiatique à Paris pour "faire passer un certain nombre de messages" dont un plus évident que les autres : il aimerait bien être président de la République à l’issue de la prochaine élection !

La nomination consensuelle de Seydou Diarra au poste de Premier ministre de la transition et celle, ultérieure, de Albert Tévoédjrè comme président du Comité de suivi de l’accord de Marcoussis (cf LDD Bénin 05 et 06/Mardi 15 et Mercredi 16 avril 2003) ne laissaient pas penser que Gbagbo allait cesser d’occuper le terrain politique. Il vit cette transition (qui n’en est pas une) comme un répit diplomatique, militaire et politique lui permettant de reconstituer ses forces et de se réarmer massivement.

La classe politique ivoirienne qui attendait que Paris fasse le ménage à Abidjan afin de pouvoir s’installer au palais présidentiel en était pour ses frais. Gbagbo était toujours au pouvoir. Et, plus encore, il le faisait savoir à tous à travers de longs messages via la presse (et notamment Le Parisien - cf LDD Côte d’Ivoire 072, 073 et 074/Jeudi 17, Vendredi 18 et Mardi 22 avril 2003) et l’édition (et notamment le livre de Philippe Duval et Flora Kouakou, Fantômes d’ivoire - cf Côte d’Ivoire 090, 091, 092, 093, 094 et 095/Mercredi 22, Jeudi 23, Vendredi 24, Lundi 27, Mardi 28 et Mercredi 29 octobre 2003).

Marcoussis avait laissé espérer aux plus optimistes un début de solution à la crise ivoirienne. Au printemps, il était bien évident que c’était une espérance déçue. Elle l’était, plus encore, à la veille de l’été. Le lundi 16 juin 2003, j’avais l’occasion de m’entretenir avec Alassane Ouattara de passage au siège parisien de ses activités internationales. Il se posait plus de questions qu’il ne m’apportait de réponses. Il s’interrogeait notamment sur le comportement des responsables politiques et diplomatiques français. "Nous sommes dans l’impasse, me confiait-il. Nous avons raté l’occasion qui nous avait été offerte, à Marcoussis, de régler les
problèmes essentiels. Gbagbo n’est qu’un accident de 1 ’histoire. Marcoussis nous donnait l’opportunité de suspendre la Constitution et de mettre en congé l’Assemblée nationale. Il aurait été possible alors à la nouvelle équipe mise en place de gouverner".

Je vais revoir Alassane Ouattara quelques mois plus tard, toujours dans ses bureaux parisiens. C’était le jeudi 6 novembre 2003. Le coup de force du 18-19 septembre 2002 était déj à un lointain souvenir. Mais pour l’ancien Premier ministre, c’est un très mauvais souvenir ravivé par la lecture du livre de Duval (cf. supra). Il n’apprécie pas que l’agression (et ses suites) dont il a été victime cette nuit-là ait été racontée par Lida Kouassi, alors ministre de la Défense, et qu’à aucun moment Duval (envoyé spécial du quotidien Le Parisien en Côte d’Ivoire au lendemain du 18-19 septembre 2002) n’ait cherché à le contacter pour avoir sa version des faits.

Alassane Ouattara, voici quelques semaines, s’interrogeait plus que jamais sur les conditions d’une sortie de crise permettant d’organiser, avec la sérénité suffisante, la prochaine élection présidentielle. "La France a-t-elle une vision claire des voies et moyens pour sortir la Côte d’Ivoire de l’impasse ? ", me questionnait-il alors. La réponse, il la connaît. Gbagbo profite pleinement d’une situation qui lui permet de se maintenir au pouvoir alors qu’il a dépassé les limites de ses compétences politiques (ce serait moins dramatique s’il avait une équipe capable de bien gouverner le pays ; ce n’est pas le cas). Ouattara s’inquiète, également, des conséquences sous-régionales de la crise ivoirienne. Abidjan est le poumon économique de l’Afrique de l’Ouest. Il n’y a pas de solution viable pour la sous-région sans l’intégration économique et financière des pays membres de l’Uemoa. Sans stabilité politique et sans croissance économique en Côte d’Ivoire, cette intégration, plus que jamais nécessaire, est devenue impossible.

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique (3:12/2003)



Il Y a urgence à trouver, à Abidjan,
une alternative politique à Laurent Gbagbo (2)

Les institutions démocratiques ont leurs limites. Plus encore dans des pays où la pratique démocratique n’est pas chose courante. Les Constitutions sont amendées en fonction de l’intérêt de celui qui détient le pouvoir. Le multipartisme et les consultations électorales, de la mairie à la présidence de la République en passant par l’Assemblée, ne sont pas une garantie du fonctionnement démocratique de la nation. Encore faut-il que les populations concernées aient une conscience politique qui aille au-delà du jeu clientéliste-tribaliste du pouvoir en place.

Jacques Chirac, voici bien des années, avait souligné que l’Afrique (francophone) n’était pas encore mûre pour une démocratie que la rue réclamait et que ses amis au pouvoir refusaient. Il avait tort de l’affirmer ; même si les faits lui donnent, aujourd’hui, raison. Du Congo à la Mauritanie, en passant par le Cameroun, le Gabon, le Togo, la Guinée, etc..., ceux des chefs d’Etat qui étaient alors violemment contestés sont toujours au pouvoir. Ailleurs (Centrafrique, Tchad, Niger), ce sont les militaires qui sont les maîtres du jeu politique. Si l’on excepte le Bénin, le Mali et le Sénégal, les urnes sont trop souvent funéraires. On y enterre les espérances des peuples. Et lesillusio_s de.s rares hommes politiques sincères.


La Côte d’Ivoire pouvait apparaître mieux lotie. Houphouët-Boigny y avait régné en maître absolu. Il avait accepté le multipartisme et une démocratisation institutionnelle. Acceptation formelle. En désignant, constitutionnellement, celui qui devait lui succéder, il a empêché le libre jeu politique. Avec la dérive "ivoiritaire" que l’on sait : de Bédié à Gbagbo en passant par GueL Les crises ayant marqué la vie politique de la Côte d’Ivoire au cours de la dernière décennie ont permis l’émergence, dans des conditions exceptionnelles, de nouveaux régimes qui n’avaient que l’apparence de la démocratie et que la constitutionnalité que l’on voulait bien leur reconnaître.

Je pensais que les libertés et les droits de l’homme étaient indivisibles et qu’il n’y avait pas de liberté d’entreprendre quand la parole n’était pas libre, que les syndicats étaient muselés, que la justice était paralysée, etc... Jacques Chirac, en visite à Tunis, vient de me faire comprendre que j’avais une vision totalitaire de la liberté. Les droits de l’homme, dit-il, sont mieux garantis en Tunisie que dans bien d’autres pays puisqu’ici la croissance économique permet d’y créer des emplois, d’y implanter des sites touristiques et d’y tourner des films. Je caricature, mais c’est le ton de son discours si cela n’en est pas tout à fait la forme ("Le premier des droits de l’homme, dit-il, c’est de manger, d’être soigné et de recevoir une éducation, et d’avoir un habitat. De ce point de vue, la Tunisie est très en avance sur beaucoup d’autres pays ").

Les droits de l’homme étant à géométrie variable selon le "point de vue où l’on se place,je suis amené à penser que la démocratie est, elle aussi, à géométrie variable selon la règle du même "point de vue n. Ce qui me conduit à conclure que la Côte d’Ivoire est à la démocratie ce que la Tunisie est aux droits de l’homme. La question se pose alors : faut-il se contenter d’un programme minimum ou, au contraire, lutter pour un programme maximum ? Le programme minimum, en Côte d’Ivoire et en matière de démocratie, c’est Gbagbo. Le programme maximum, ce sont une Constitution qui ne serait pas fondée sur le principe d’exclusion, des élections libres et transparentes, des médias indépendants, une police et une armée non tribalistes, etc...

Nous sommes aujourd’hui loin du compte en Côte d’Ivoire. Et tous les observateurs s’accordent pour affirmer que Gbagbo est l’obstacle à l’instauration d’un programme maximum (Compaoré avait raison, mais il a été critiqué par tous, quand, au lendemain de la crise, il avait affirmé : "à terme, la solution, c’est que Gbagbo s’en aille "). La difficulté vient du fait que la Côte d’Ivoire est de ces Etats qui se donnent, au fil des décennies, des allures respectables. Le changement brutal de leader n’y est pas, fondamentalement, entré dans les moeurs politiques même si le pays compte désormais à son actif quelques coups d’Etat, réussis et ratés, et un peu trop d’assassinats politiques pour laisser penser qu’il n’y a pas dans sa classe politique quelques "tontons flingueurs" sans état d’âme.

Il y a, aussi et surtout, le fait qu’il n’y ait pas, actuellement, d’alternative politique à Gbagbo (cf LDD Côte d’Ivoire 096 et 097/Mardi 2 et Mercredi 3 décembre 2003). Le système de gouvernement (au sens large du terme, il implique la hiérarchie militaire et policière ainsi que la haute administration de l’Etat), le système est verrouillé et la presse panafricaine et internationale ne manque jamais de noter les connexions ethniques entre les uns et les autres.

Au lendemain de Marcoussis, elles ont été activées et renforcées. Le groupe lutte pour sa survie et il en est conscient. Au sein du parti présidentiel, le FP I, le verrouillage est tout aussi efficace. Ceux qui se sont opposés aux dérives de Gbagbo ont, depuis longtemps, quitté ses rangs. Les autres restent aux ordres. J’ai pensé un instant que le secrétaire général du FPI et ancien Premier ministre, Pascal Affi N’Guessan, signataire des accords de Marcoussis, conscient que son parti serait éradiqué du jeu politique ivoirien (et pour longtemps) s’il persistait dans le maintien d’une ligne suicidaire, pourrait être le chef de file des "rénovateurs" du parti au pouvoir. Il en a peut être eu l’ambition ; il n’en a pas eu les moyens tant les relations y étaient bétonnées.


Gbagbo, qui connaît bien le personnel politique ivoirien et son goût pour la pratique de la "transhumance", évite d’ailleurs de donner trop de tentations à ses séides. Et ce n’est pas un hasard s’il fait appel, bien souvent, pour des missions gouvernementales, à des hommes de l’ancien régime, celui d’Houphouët-Boigny ; des hommes qui, bien souvent, l’ont combattu et qui, surtout, représentent tout ce qu’il méprise : la soif des honneurs, l’appât du gain, les comportements ostentatoires, etc... Récemment, c’est René Amany qu’il a nommé ministre de la Défense. Amany dont le prestigieux parcours s’est déroulé à l’avant-scène (mais aussi dans les coulisses) du monde politico-financier au temps glorieux de Houphouët-Boigny (cf LDD Côte d’Ivoire 086, 087, 088, 089/Mardi 16, Mercredi 17, Jeudi 18, Vendredi 19 septembre 2003).

De la même façon, au lendemain du déclenchement de la crise du 18-19 septembre 2002, c’est Laurent Dona Fologo qu’il a nommé chef de la délégation ivoirienne à la conciliation organisée à Lomé par le président Eyadéma (cf LDD Côte d’Ivoire 097/Mercredi 3 décembre 2003). Fologo a été une personnalité de premier plan sous Houphouët-Boigny ; il a même fait figure, à une certaine époque, d’héritier. Il a été, également, un des hommes liges de Bédié. Cette nomination signifiait que Gbagbo portait peu d’intérêt à cette négociation. Son échec a été celui de Fologo ; pas le sien. Fologo était, voici quelques jours, à Paris. Il y présentait son projet de
"grande manifestation du brassage" qu’il entend lancer en janvier 2004 à Abidjan avec le soutien de la Cédéao. Il a multiplié les entretiens avec les personnalités politiques et diplomatiques françaises. Fologo, qui a créé, au printemps dernier, le Rassemblement pour la paix (RPP), se positionne comme candidat pour la présidentielle 2005.

Il est vrai qu’il est quelque peu consensuel dès lors qu’il a été l’homme lige de tous les leaders politiques ivoiriens, qu’il est par ailleurs originaire du Nord de la Côte d’Ivoire mais chrétien, marié à une Française et que c’est, également, un ancien proche de Ouattara. Nous nous sommes retrouvés, voici quelques mois (c’était le mardi 1er juillet 2003), au bar de l’hôtel Lutétia à Paris avant qu’il ne soit reçu à l’Elysée par Michel de Bonnecorse, le conseiller Afrique de Chirac. Costume bleu (comme les affectionnait Houphouët), oeil scrutateur et voix forte, il m’a confié, ce jour-là, sa vision de l’évolution politique de la Côte d’Ivoire. Je vais y revenir.

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique (4/12/2003)


Il Y a urgence à trouver, à Abidjan, une alternative politique à Laurent Gbagbo (3)

Sur la scène politique ivoirienne, un seul homme s’impose aujourd’hui : Laurent Gbagbo. Il occupe largement le terrain. Il est le seul à communiquer. Ses séides du FP I et des Jeunes patriotes n’ont même pas des seconds rôles ; ils n’ont droit qu’aux coulisses. Ce n’est pas au sein de ce parti qu’il faut espérer l’émergence d’un homme (ou d’une femme) qui représenterait une alternative à Gbagbo.

Dans les rangs de l’opposition, l’impression dominante est que leurs leaders attendent beaucoup plus de la France que d’eux-mêmes. Le RDR est, aujourd’hui, bien aligné derrière Alassane Ouattara qui a bien des atouts en main : la compétence ; la réputation internationale ; les amis ; la fortune ; un parti qui ne manque pas de moyens humains et positionné au centre. Il n’a jamais, au contraire de Bédié et de Gbagbo, exercé la fonction suprême, et n’a donc pas échoué dans sa tâche (ce qui n’est pas le cas de Bédié et de Gbagbo). Les événements du 18-19 septembre 2002 ont fait de lui, une fois encore, une victime. Il vaudrait mieux qu’il soit un héros mais, en politique, il faut savoir exploiter les situations telles qu’elles se présentent. Il lui manque cependant le sens de l’opportunité politique et la férocité qui sont des nécessités. Plus ,encore quand le pouvoir est à conquérir dans une conjoncture défavorable.

Henri Konan Bédié est dans une situation plus confuse. Adulé par ses troupes tant qu’il était au pouvoir, il a perdu de son intérêt dès lors qu’il est, depuis 1999, l’héritier qui a gaspillé l’héritage. Certes, l’échec de Gbagbo, bien plus dramatique, permet de relativiser le sien. Mais le temps passe et le souvenir des "bonnes années" de Bédié s’est estompé. D’autant plus que c’est dans les rangs de son parti que les dents se sont aiguisées et que les appétits se sont ouverts. René Amany est désormais ministre de la Défense de Gbagbo.

Le gouverneur de la BCEAO, Charles Konan Banny, dont la famille était alliée à celle de Houphouët-Boigny, envisage déjà d’avoir une destin national (cf LDD Côte d’Ivoire 097/Mercredi 3 décembre 2003). Et Laurent Dona Fologo troquerait sa présidence du Conseil économique et social pour quelque chose de bien plus consistant. J’ai pu m’entretenir avec Fologo le mardi 1er juillet 2003 (cf LDD Côte d’Ivoire 098/Jeudi 4 décembre 2003). Nous nous connaissons depuis de longues années. C’était l’occasion de passer en revue toute la classe politique ivorienne.

Bédié tout d’abord puisque Fologo a travaillé longtemps à ses côtés (il a été notamment son directeur de campagne en 1995) mais a échoué dans sa conquête de la présidence du P DCI (cf LDD Côte d’Ivoire 020/Mercredi 17 avril 2002). "Bédié, me dit-il, ne méritait pas qu’on le soutienne. Il n’est pas travailleur. Il n’est pas rassembleur. C’est un égoïste. J’ai coupé les ponts avec lui dès lors qu’il a été élu président du PDCI".
Ouattara, ensuite, dont il a été un des amis proches et qui a beaucoup fait, avec Houphouët-Boigny, pour que Fologo obtienne le secrétariat général du PDCI en avril 1991 : "J’ai tenu à le féliciter en août 2002 lorsque le gouvernement d’ouverture a été formé. Mais il ne m’a rien dit de ce qui se préparait alors [il s’agit bien sûr du coup de force du 18-19 septembre 2002]. Il ne pouvait pas ne pas être au courant". Il ajoute : "Je ne sais pas s’il est fondamentalement convaincu par son engagement politique mais, en 1992, il visait déjà la présidence de la République avec l’aide de Philippe Yacé. Il me l’avait confié alors".

Je voulais comprendre pourquoi, après avoir servi Houphouët-Boigny et Bédié, Fologo s’était pris d’une passion subite pour Gbagbo. "C’est, me dit-il, qu’il est dépositaire de l’oeuvre réalisée par Félix Houphouët-Boigny et qu’il faut l’aider à sauvegarder cette oeuvre". Fologo affirmait alors être toujours membre du PDCI ("mais je n y ai pas de responsabilités ") et n’avoir pas rejoint le FPI. Il n’affiche pas de sympathie pour le chef de l’Etat mais prend sa défense dès lors que j’évoque la situation de la Côte d’Ivoire : "Gbagbo subit les événements,. il ne les impulse pas". Pour F ologo, pas de doute, les Burkinabè sont" impliqués" dans les événements du 18-19 septembre 2002. Et si Balla Keita (qui avait des relations exécrables avec Fologo) a été exécuté, quelques semaines auparavant à Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso, c’est
"parce qu’il savait trop de choses et se répandait en propos revanchards au téléphone". C’est alors que les "rebelles" ont décidé son "exécution". Des "rebelles" qui étaient animés par deux tendances politiques : une tendance Gueï et une tendance Ouattara, m’expliquera Fologo. "Mais chacun pensait rouler pour son propre camp", me précisera-t-il.

Aujourd’hui, me dit-il, "Gbagbo s’arme non pas pour affronter les rebelles mais pour les dissuader de relancer le conflit. Gbagbo a été élu président de la République,. il n’a pas été renversé. Il sait que la solution à la crise est politique et non pas militaire. Si la paix revient, c’est Gbagbo qui, à nouveau, gouvernera, car c’est lui le chef de l’Etat. Par deux fois, par l’action des rebelles puis à Marcoussis, il a bien failli perdre le pouvoir, mais il est parvenu à sauver l’essentiel. Certes, avec plus de 4.000 militaires en Côte d’Ivoire, la pression de la France est forte, mais cette pression ne s’exerce, en fait, sur personne".


Bien sûr, la situation est délicate. Le gouvernement de transition comprend "de trop nombreux ministres dont beaucoup ne sont pas compétents" et les Jeunes patriotes "jouent un jeu difficile à contrôler car ils n’ont pas d’ambitions pour la Côte d’Ivoire". Mais, à aucun moment, ils ne parviennent à "déborder" Gbagbo. Ce que ne conçoit pas Fologo, par contre, et qu’il reproche à la France, c’est l’accession de leaders "rebelles" à des postes, gouvernementaux. Il le ressent comme une injustice. "Soro est ministre d’Etat. En Côte d’Ivoire, cela a une signification [Fologo a été ministre d’Etat de 1993 à 1999, une première fois en charge de l’Intégration nationale, une seconde fois en charge de la Solidarité nationale].

Or, il a du sang sur les mains. Il sera impossible à la France de convaincre 85 % de la population ivoirienne que des jeunes tels que Soro les gouvernent alors qu’ils ont tué et mutilé". Il met d’ailleurs dans le même sac les "rebelles" et les Jeunes patriotes dont les leaders appartiennent "à la même promotion et qui ont milité dans le même syndicat étudiant même s’ils sont aujourd’hui dans des camps opposés" et ajoute un élément personnel à sa réflexion : "Je ne peux même plus me rendre chez moi dans le Nord [Fologo est originaire de Péguékaha, dans la sous-préfecture de Sinématiali, dans l’extrême-Nord de la Côte d’Ivoire, entre Korhogo et Ferkessédougou] où sont mes plantations, mes tracteurs, etc... alors que rebelles viennent se pavaner à Abidjan".

Quel avenir, dès lors, pour la Côte d’Ivoire ? Rien n’empêchera la tenue de l’élection présidentielle. Elle n’aura sans doute pas lieu à la date prévue car elle sera difficile à organiser sur le terrain ; mais si les fichiers des électeurs ont été détruits dans le Nord par les rebelles, le fichier national est intact à Abidjan. Fologo entend être présent dans la bataille. Sans pour autant préciser à quel poste. Il me rappelle qu’il a été directeur de campagne de Houphouët-Boigny lors de la présidentielle de 1990 et de Bédié lors de celle de 1995. "J’ai été de village en village, j’ai dormi par terre, dans des cases. Je sais comment on gagne une élection".

Il se positionne comme le plus grand dénominateur commun de tous les régimes politiques qui se sont succédés à Abidjan, de Houphouët à Gbagbo en passant par Bédié. "J’assure la continuité", me précise-t-il. L’oeil est noir et le regard n’est pas tendre derrière les petites lunettes ; il fait manifestement beaucoup d’efforts pour donner une justification cohérente à son actuel comportement et faire oublier ses comportements d’hier. "Je m’implique beaucoup dans la solution de la crise", me précise-t-il avant de s’engouffrer dans la petite Peugeot qui lui a été attribuée par l’ambassade.

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique (5/12/2003)

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