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 : "Il n’y a pas d’alternative à la démocratie..." Patrice Canivez

Publié le jeudi 14 avril 2005 à 07h24min

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Patrice Canivez est professeur de philosophie politique, directeur du Centre Eric Weil à l’Université de Lille 3. Il a publié plusieurs ouvrages sur l’éducation du citoyen, l’évolution de l’Etat contemporain et les rapports entre violence et politique. Dans cet entretien accordé en exclusivité à Sidwaya, le professeur Canivez parle de ses travaux, du Centre Eric Weil qu’il dirige, des rapports entre justice et démocratie ...

Sidwaya (S.) : Quels sont les fondement du centre Eric Weil que vous dirigez et qu’est ce qui explique votre présence au Burkina ?

Professeur Patrice Canivez (P.C.) : Le Centre Eric Weil est un centre de recherche de l’Université de Lille 3. Il mène des travaux en philosophie moderne et contemporaine, notamment sur la pensée d’Eric Weil, ainsi qu’en esthétique, en philosophie morale et politique. Depuis une quinzaine d’années, nous avons avec le professeur Mahamadé Savadogo, de l’université de Ouagadougou, des relations de travail et d’amitié. Le Pr. Savadogo a mené des recherches en France. Il est membre du Centre Eric Weil depuis les premiers temps. Il a consacré à la pensée d’Eric Weil d’excellents articles et ouvrages. Il est aussi à l’origine de deux initiatives importantes auxquelles le Centre Eric Weil et l’Université de Lille 3 sont associés : d’une part, la publication d’une revue inter-africaine de philosophie en langue française : le Cahier Philosophique d’Afrique et d’autre part, le développement d’un DEA et d’un doctorat en philosophie. Je suis donc venu donner quelques cours et rencontrer nos partenaires.

S. : Vous êtes au Burkina au moment où Il est de plus en plus question de l’image de la justice. Est-ce un débat propre aux démocraties émergentes d’Afrique ou plutôt un débat démocratique ?

P.C. : Vous parlez de la justice au sens de système judiciaire. Il s’agit en fait d’un problème universel. L’indépendance de la justice est toujours fragile et doit être préservée. Dans toutes les démocraties du monde, cela suppose une vigilance constante des citoyens.

S. : La justice est mise en échec par la violence dans les rapports politiques. Quels sont les moyens de réduire cette violence ?

P.C. : Il s’agit d’un problème complexe où interviennent le fonctionnement du système politique, le développement économique et social, l’éducation, etc. Mais l’éducation est un point central, en particulier l’égalité d’accès à la connaissance à tous les niveaux : dans les écoles, les lycées et les universités. L’éducation permet aux jeunes d’avoir de meilleures perspectives d’avenir sur le plan économique et social ; elle est aussi un facteur de transformation des pratiques politiques. Les responsables politiques sont d’ailleurs en train de prendre conscience de l’enjeu, avec le passage à ce que l’on appelle l’économie de la connaissance.

S. : N’est-ce pas en Afrique que les violations, les manquements à la justice sont les plus flagrants ?

P.C. : Il y a en Afrique des crises et des cas graves de violation des droits de l’homme. Mais il y en a partout dans le monde, notamment en Amérique ou en Europe.

S. : Justice et démocratie, quel lien ?

P.C. : Il faut préciser ce que l’on entend par justice. Il y a d’abord la justice au sens du système judiciaire. Sur ce point, c’est l’indépendance des tribunaux qui est fondamentale. L’Etat de droit démocratique repose sur l’interdépendance des pouvoirs. Concrètement, cela signifie que l’action gouvernementale est soumise au contrôle d’une part, du parlement et des citoyens, et d’autre part, des tribunaux qui doivent sanctionner les éventuels abus de l’administration. Ensuite, il y a la justice au sens de justice sociale. La justice sociale est nécessaire à la démocratie, non seulement pour des raisons éthiques, mais aussi parce que l’exercice effectif de la citoyenneté suppose un minimum de conditions matérielles, une véritable intégration dans l’organisation du travail, en un mot : la jouissance effective de droits économiques et sociaux. Dans les deux sens du terme, la justice est une condition du fonctionnement de la démocratie.

S. : Dans un tel environnement, quelle éducation pour le citoyen afin qu’il puisse participer à la vie démocratique ?

P.C. : Il y a au moins deux types d’éducation auxquelles on peut penser : l’éducation dans le cadre du système scolaire, depuis l’école jusqu’à l’université. L’exercice du jugement politique suppose une culture générale, une connaissance des institutions, la capacité d’analyser les problèmes qui se posent à la collectivité. Un citoyen doit être informé et maîtriser les concepts nécessaires pour élaborer son jugement. Si on ignore ce qu’est une loi, une constitution, par exemple, on ne peut développer une réflexion. Tout cela est de la responsabilité du système éducatif. Il y a aussi une éducation très importante qui se fait dans le cadre des organisations de la société civile. Les activités du Centre sur la gouvernance démocratique sont un exemple remarquable. Grâce aux associations qui sont actives au sein de la société civile, la réflexion se développe et rend possible l’exercice de la citoyenneté.

S. : Au cas où l’éducation n’est pas à la portée de tous, peut-on affirmer que ces pays ne sont pas mûrs pour la démocratie ?

P.C. : Il serait simpliste de dire cela. Il faut prendre le problème en l’envers. Il ne s’agit pas d’attendre que les sociétés soient mûres pour la démocratie. C’est d’ailleurs l’argument traditionnellement invoqué pour justifier le maintien de l’autocratie. C’est l’inverse qu’il faut faire, c’est-à-dire développer les institutions démocratiques qui permettront d’introduire davantage de justice, notamment un meilleur accès à l’éducation. Il n’y a pas d’alternative à la démocratie. Il ne s’agit donc pas d’attendre que les gens soient mûrs, il faut faire preuve de volontarisme politique. Il faut que les intellectuels, les hommes politiques, les partis aient à cœur de démocratiser les institutions et d’ouvrir l’accès à l’éducation. Je n’ai pas besoin d’insister sur le fait qu’il s’agit d’un problème universel, qui se pose à toutes les démocraties, quoique à des degrés divers. C’est le problème de ce que l’on appelle, en France, la “société à deux vitesses”.

S. : Comment développer la démocratie dans des pays comme ceux du Sud et d’Europe de l’Est marqués par un environnement dominé par la mondialisation ?

P.C. : Les moyens appropriés dépendent de chaque pays, et par conséquent de l’analyse économique, juridique, politique que font les experts africains, est-européens, etc. Je ne suis pas qualifié sur ce point. Mais le but général me semble être d’éviter le développement de cette société à deux vitesses dont je viens de parler. Ou, pour parler de manière plus réaliste , il faut éviter que s’aggrave l’écart entre deux couches de la population de plus en plus étrangères l’une à l’autre : l’une intégrée à la société mondiale en cours de formation et capable d’en saisir les opportunités ; l’autre à la traîne et vivant dans le sentiment que l’écart est impossible à combler. Il y a, dans cette situation, un sérieux potentiel de violence. Cela dit, l’action pour réduire cet écart est, quel que soit le pays, impossible sans de solides partenariats internationaux. C’est tout l’enjeu de la période actuelle : il s’agit de maîtriser la mondialisation, de la réguler, de rétablir la maîtrise politique des processus économiques par la coopération et de la concertation internationales. Là encore, le problème est universel, quoiqu’il se pose de manière différentes suivant les régions du monde.

S. : L’Afrique peut-elle amorcer l’intégration économique dans cet univers planétaire en vue d’emprunter la voie du développement ?

P.C. : C’est aux experts africains qui réfléchissent sur ces questions de fournir des réponses concrètes. Ce sont eux qui ont les compétences requises.

S. : Lors de votre séjour au Burkina, il a été question de revisiter l’œuvre de Rousseau. En quoi Rousseau est-il actuel dans les démocraties contemporaines ?

P.C. : Rousseau est l’un des auteurs qui ont défini les principes de l’Etat moderne. Il a montré en quoi l’Etat est fondé sur le consentement des citoyens. Il a défini le problème politique central qui est de concilier la sécurité et la liberté. C’est pourquoi il reste une référence pour les auteurs contemporains. John Rawls, par exemple, présente sa théorie de la justice comme une ré-élaboration des principes de Rousseau.

S. : Pensez-vous qu’un intellectuel puisse critiquer son propre pays dans un contexte de crise ?

P.C. : Tout dépend de l’environnement et du contexte. Tout dépend aussi du sens que l’on donne au verbe pouvoir. S’agit-il d’une possibilité de fait ou d’un droit moral ?

S. : Prenons l’exemple d’un environnement de crise internationale, nationale ou régionale ?

P.C. : L’analyse critique fait partie du devoir des intellectuels et des savants. Mais la critique n’est pas la polémique stérile. Elle doit approfondir la compréhension des problèmes en vue de repérer les options possibles. La critique prépare la décision collective en dénonçant les options inappropriées ou insensées, mais aussi en identifiant les solutions possibles. La responsabilité des intellectuels est de développer le débat public, c’est-à-dire la réflexion argumentée sur les problèmes du moment.

S. : La critique n’est-elle pas incompatible avec le patriotisme qu’on attend du citoyen en période de crise ?

P.C. : Pas du tout. Le vrai patriotisme consiste à travailler au développement de son propre pays. La critique constructive s’inscrit dans cette perspective.

S. : Le Togo, la Côte d’Ivoire, la Mauritanie, le RDC sont des pays francophones en proie à des crises internes, politiques. Peut-on dire que la France est en train de perdre “son Afrique” sur le plan de la politique étrangère ?

P.C. : L’expression même a quelque chose de choquant. Le but n’est évidemment pas là. Nous ne sommes plus à l’époque des empires et des colonies. Je crois que l’enjeu pour la France est de passer de la logique de “pré carré”, qui est clairement révolue, à une logique de partenariats pour résoudre les problèmes régionaux.

S. : Qu’est-ce qui pourrait selon vous, expliquer qu’au 21e siècle le monde soit encore en proie à la violence, à la barbarie ?

P. C. : Il y a de multiples raisons : politiques, économiques, culturelles. Mais l’un des facteurs est l’évolution du concept de guerre. Depuis la fin du XIXe siècle, on a vu se développer une forme de guerre qui ne fait plus de différence entre civils et militaires, entre combattants et non-combattants. De ce point de vue, nous avons régressé par rapport au concept de guerre que l’on trouve, par exemple, dans les écrit de Rousseau, de Kant ou de Hegel. Pour ces auteurs, la guerre est exclusivement l’affaire des combattants en uniforme. Elle doit épargner les civils et leurs biens. Au XXe siècle, on a vu se développer une forme de guerre qui vise explicitement et délibérément les civils. A tel point que les victimes civiles sont maintenant souvent plus nombreuses que celles militaires. La purification ethnique et le terrorisme s’inscrivent dans cette logique et la radicalisent à l’extrême. Le paradoxe, est qu’en dépit de l’idéologie du progrès, nous nous sommes habitués à cette régression.

S. : Et pourtant, avec le Tsunami, un grand courant de solidarité mondiale s’est manifesté. Est-ce que les géographies mentales n’expliquent pas souvent les réactions ou les non réactions vis-à-vis de certaines cruautés ?

P. C. : Oui, je suis d’accord. L’opinion publique mondiale est capable de grands élans de générosité, elle est aussi capable d’une totale indifférence à l’égard des violences qui ravagent certaines régions du monde. Il y a des raisons inavouables à cela, notamment une certaine représentation de la frontière entre les pays développés et les autres, où la violence sociale, politique, ethnique, serait une sorte de fatalité. En Europe, on a vu clairement ce type de réaction au début de la guerre dans les Balkans, lors de l’éclatement de la Yougoslavie. C’est l’arrière-plan de la politique de non-intervention qui a prévalu de 1991 à 1995, avec comme conséquence des centaines de milliers de victimes civiles. D’un autre côté, les gens se mobilisent lorsqu’ils ont le sentiment qu’il est possible d’agir concrètement. C’est pourquoi on se mobilise pour venir en aide aux victimes du Tsunami. Pour que l’opinion publique se manifeste, il faut que les gens s’identifient aux victimes, il faut qu’ils puissent s’imaginer dans la même situation que ces victimes. Il faut aussi montrer à l’opinion une réelle possibilité d’action.

S. : Au lieu que ce soit le respect des lois, on assiste dans certains pays au retour de la force dans la gestion publique. Est-ce la victoire de la force sur la loi ?

P. C. : Gouverner par la force est inefficace à la longue, parce la répression entrave le développement de la libre initiative des citoyens. Un Etat répressif ne peut donc pas, sauf circonstances exceptionnelles, soutenir la compétition internationale. Voyez l’exemple de l’Union soviétique. En d’autres termes, un Etat fort ne peut pas être fondé sur la force. Maintenant, il ne faut pas se faire d’illusions sur la portée de cet argument, qui repose sur le calcul de l’intérêt bien compris. Tout dépend de la façon dont les gouvernants envisagent leur intérêt. Prenez l’exemple des fumeurs. Ils savent qu’en fumant ils peuvent développer un cancer. Pourquoi continuent-ils de fumer ? Parce qu’ils font passer leur plaisir avant leur propre intérêt. Dans certains cas, la jouissance du pouvoir l’emporte sur la poursuite de l’intérêt politique bien compris.

S. : Sauf que le gouvernement n’attrape pas un cancer qui le tue seul, mais il génère un mal qui gangrène toute une société et la tue...

P. C. : C’est vrai dans certains cas, pas dans tous les cas. Tout dépend de la structure et du dynamisme de la société civile. Dans certains cas, elle porte en elle des ressources de changement. On l’a vu en Europe centrale lors de la chute du mur de Berlin. Mais la remarque vaut pour toutes les régions du monde, notamment en Afrique.

S. : S’agissant de l’Europe, elle se construit contre la volonté de certains de ses citoyens...

P. C. : Beaucoup ont ce sentiment. C’est l’un des enjeux du référendum qui aura lieu, en France, sur l’adoption de la constitution européenne en mai 2005. Mais il y a peu de gens qui sont hostiles au principe de la constitution européenne. Le débat porte sur la nature de l’Union qu’il s’agit de construire. Les questions sont les suivantes : que doit être l’Union européenne ? Comment doit-elle fonctionnner ? Faut-il inscrire une ambition sociale dans sa constitution ? Comment garantir son fonctionnement démocratique ?

S. : L’UE, est-ce la nécessité des grandes organisations ou le retour aux grands empires ?

P. C. : Le retour à l’idée d’empire ? Certainement pas. Dans l’Union européenne, il y a deux logiques : une logique fédérale incarnée par la Commission et une logique nationale incarnée par le Conseil. La première est composée de hauts fonctionnaires qui sont parfois d’anciens responsables politiques de leur pays, mais qui ont la charge de l’intérêt général européen. Le Conseil rassemble les chefs d’Etats et de gouvernement. La simple existence de ces deux logiques concurrentes, à qui il faut ajouter la représentation des citoyens au Parlement européen, montre que l’Union européenne est une construction politique spécifique. Ce n’est ni un empire, ni une fédération. On parle à son sujet de “fédération d’Etats-nations”, mais il s’agit là d’un concept hybride.

S. : Cette construction ne limite-t-elle pas l’action des Etats, d’autant plus qu’on parle de gouvernement européen ?

P. C. : Bien entendu, elle limite l’action des Etats en leur faisant obligation de respecter leurs engagements et de coordonner leur action. Les Etats sont limités dans leur action, parce qu’il n’y a plus guère de domaines où ils peuvent agir seuls. Mais c’est une limite positive. Et cela ne veut pas dire qu’ils ne peuvent plus agir du tout.

S. : N’écorne-t-elle pas la souveraineté des Etats qui ne sont plus maîtres de leurs décisions, par exemple, s’agissant de la guerre et de la paix ?

P. C. : Aucune puissance au monde ne peut se permettre d’aller en guerre de manière arbitraire. Il y a des limites de droit. Par exemple, celles qui sont fixées par la Charte des Nations Unies. Il y a aussi des limites de fait. Aucune puissance au monde, pas même les USA, ne dispose d’une capacité d’intervention illimitée lui permettant de décider seule de la guerre et de la paix. Sur le plan des principes, il est vrai que l’action concertée va de pair avec la souveraineté partagée. C’est notamment le cas en ce qui concerne les Etats membres de l’Union européenne. Encore une fois, cela veut dire que les Etats peuvent de moins en moins agir seuls. Cela ne signifie pas qu’ils ne peuvent plus agir du tout.

S. : Vous pensez donc que l’avenir du monde se trouve dans les grands ensembles ?

P. C. : Oui. Encore faut-il savoir de quelle nature seront ces ensembles.

S. : ... Et si on vous retournait cette question ?

P. C. : C’est imprédictible dans le détail. On sait ce que ces ensembles ne peuvent pas ou ne doivent pas être - des constructions de type impérial, par exemple. Pour le reste, chaque région du monde s’organise en fonction de ses spécificités. Le type d’ensemble dépendra de ces spécificités. En Afrique, par exemple, vous avez déjà une expérience ancienne de concertation inter-étatique, notamment dans le cadre de la sous-région. Il y a aussi l’OUA. Le monde actuel est une sorte de laboratoire où s’inventent des structures d’action inter-étatique, avec des cas d’échec et de réussite. En ce sens, on peut dire que la “communauté internationale” se cherche. Elle n’existe pas encore, mais elle est en cours de formation.

Interview réalisée par El Hadj Ibrahiman SAKANDE (ibra.sak@caramail.com)
Nadoun Saturnin COULIBALY (coulibalynadoun2002@yahoo.fr)
Sidwaya

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