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Gouvernance politique en Afrique : « les instruments juridiques régionaux méritent d’être repensés », dixit Pr Augustin Loada

Publié le dimanche 31 mai 2015 à 01h22min

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Gouvernance politique en Afrique : « les instruments juridiques régionaux méritent d’être repensés », dixit Pr Augustin Loada

Ouagadougou, 28 mai 2015. A l’occasion du colloque international sur « Etat de droit, démocratie et changements anticonstitutionnels de gouvernement : concepts, limites et perspectives », le Pr Augustin Loada a livré « quelques brefs propos sur les enjeux de la transition démocratique au Burkina Faso à la lumière de la charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance ». Ce propos qualifié de ‘’leçon inaugurale’’, vous est ici proposé en intégralité.

Excellence Monsieur le Président du Faso, Président de la Transition
Distingués invités et participants en vos titres et grades respectifs

Le renouveau du constitutionnalisme africain du début des années 90 a-t-il débouché en Afrique sur un ordre constitutionnel ancré dans les principes et les valeurs de la démocratie ? On peut en douter. En effet, la crise des régimes autoritaires en Afrique à la fin des années 80 n’aurait abouti selon certains auteurs, qu’à un simple reformatage des autoritarismes durs. Cette analyse est sans doute excessive. Les nouveaux régimes constitutionnels qui ont fleuri en Afrique au début des années 90 n’ont absolument rien à avoir avec les autoritarismes durs qui les ont précédés. C’est d’ailleurs pour cela que beaucoup ont souvent été qualifiés de régimes hybrides, c’est-à-dire des régimes qui combinent à la fois les traits de la démocratie formels et ceux de l’autoritarisme. Ces nouveaux régimes constitutionnels ne sont en réalité ni démocratiques, ni en voie de démocratisation. Ils se distinguent des quelques rares démocraties authentiques que l’on retrouve en Afrique, en ce qu’ils ne reposent ni sur une séparation effective des pouvoirs, ni sur un Etat impartial, républicain, ni sur une justice indépendante, bien qu’ils reposent sur des Constitutions et organisent des élections formellement libres ; ce que les régimes autoritaires classiques ne font pas. Avec de tels régimes hybrides, la compétition électorale est formellement libre mais débouche sur des « institutions représentatives sans gouvernement représentatif » selon l’expression de John Stuart Mill. Au point où une partie du peuple en vient à brûler le Parlement censé le représenter. Dans l’ensemble, les libertés individuelles et collectives sont garanties, sauf lorsque leur exercice menace directement ou immédiatement les intérêts des dirigeants. Au Burkina Faso, on n’avait coutume de dire que tout était permis sauf lorsqu’il s’agit de toucher au fauteuil présidentiel. Ce type de régime est souvent un héritage de l’histoire que les dirigeants ont réussi à préserver, voire conforter, grâce notamment à d’habiles stratégies de manipulation de la compétition électorale à travers notamment la fragmentation de l’opposition, la corruption électorale, l’intimidation et la fraude électorale, le contrôle étroit de l’appareil d’Etat et la caporalisation des opérateurs économiques.

Parmi les techniques utilisées par ce type de régime, figurent les manipulations des institutions, en particulier de la Constitution et ses institutions. Ces pratiques vident la Loi fondamentale de sa signification. Au lieu d’encadrer et de limiter le pouvoir, la Constitution devient un instrument au service du pouvoir, qui l’utilise pour asseoir sa domination, empêcher ou différer indéfiniment l’alternance. D’où le constat établi dans bon nombre d’Etats africains de l’existence de Constitutions sans constitutionnalisme. Dans ce sens, aucune contrainte ou limite institutionnelle ne saurait résister devant la volonté du Président de la république de régner sans partage ou de transmettre le pouvoir d’Etat patrimonialisé à son successeur, son fils biologique ou adoptif, quitte à légitimer une telle succession dynastique par des élections « calibrées ». Malgré les valeurs démocratiques fondamentales consacrées par les Constitutions, celles-ci sont appliquées et interprétées en marge de ces valeurs, au gré des rapports de forces politiques. Les réformes démocratiques, lorsqu’elles sont concédées sous la pression de la société civile et des partis politiques, ne le sont jamais de manière durable mais le temps de rétablir un nouveau rapport de force permettant de revenir sur les concessions faites. Dans ces conditions, le dialogue est souvent perçu comme une ruse du pouvoir et non comme un moyen objectif de régulation des conflits. De telles pratiques sapent la confiance entre les acteurs politiques et en particulier la confiance des citoyens envers les institutions et favorise l’expression politique en dehors de ces institutions.

L’Union africaine et les organisations sous régionales qui se sont engagées en Afrique dans la promotion et même la défense des processus démocratiques, ne semblent pas avoir intégré la complexité de ces processus, ainsi que leurs ambivalences. Elles ne semblent pas avoir compris que derrière les façades démocratiques pouvaient prospérer les pratiques et conceptions autoritaires du pouvoir que l’on croyait révolues. Et qu’il ne suffit pas d’adopter une Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance pour voir s’enraciner dans le continent une culture d’alternance politique fondée sur la tenue régulière d’élections transparentes, libres et justes, conduites par des organes électoraux nationaux, indépendants, compétents et impartiaux. En effet, l’adoption d’une telle Charte n’a pas empêché la survenance de changements anticonstitutionnels de gouvernement.

Aux termes de l’article 23 de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, sont considérés comme formes de changements anticonstitutionnels de gouvernement, les moyens ci-après pour accéder ou se maintenir au pouvoir :
-  le putsch ou coup d’Etat contre un gouvernement démocratiquement élu ;
-  toute intervention de mercenaires pour renverser un gouvernement démocratiquement élu ;
-  toute intervention de groupes dissidents armés ou de mouvements rebelles pour renverser un gouvernement démocratiquement élu ;
-  tout refus par un gouvernement en place de remettre le pouvoir au parti ou au candidat vainqueur à l’issue d’élections libres, justes et régulières ;
-  tout amendement ou toute révision des Constitutions ou des instruments juridiques qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique.

Si les contours des quatre premières formes de changement anticonstitutionnel de gouvernement cités par la Charte peuvent plus ou moins être maitrisés, il n’en va pas de même des amendements ou révisions des Constitutions ou des instruments juridiques qui portent atteinte aux principes de l’alternance démocratique. Que signifie porter atteinte aux principes de l’alternance ?

L’on se rappelle que c’est sous la pression de certains chefs d’Etat africains inamovibles et par esprit de compromis que les auteurs de la Charte vont se contenter de circonlocutions et d’euphémismes, laissant la porte ouverte à toutes les interprétations de l’alinéa 5 de l’article 23 de ladite Charte.

Malgré les insuffisances de cette Charte, les organisations de la société civile au Burkina Faso ont compris tout le parti qu’elles pouvaient tirer de cet instrument juridique, ratifié en 2010 par le Burkina, qu’elles se sont réapproprié dans leur stratégie de défense du constitutionnalisme. Elles ont ainsi considéré les tentatives du pouvoir en place de passer en force pour supprimer la clause limitative du nombre de mandats présentiels comme une tentative de « coup d’Etat constitutionnel » ou comme une tentative de changement anticonstitutionnel de gouvernement punissable au même titre que l’atteinte à la constitution érigée au Burkina Faso en crime le plus grave commis à l’encontre du peuple selon la Constitution burkinabè (article 166). En se référant aux travaux préparatoires de la CADEG, elles ont considéré que la réprobation de « tout amendement ou toute révision des Constitutions ou des instruments juridiques qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique » pouvait être interprété de bonne foi comme une volonté des auteurs de la Charte de s’opposer aux fraudes à la Constitution, aux révisions constitutionnelles opportunistes visant à démanteler ou contourner les clauses limitatives du nombre de mandats présidentiels, au même titre que les autres moyens répréhensibles plus classiques visant à accéder ou se maintenir au pouvoir.

Lorsque le pouvoir en place, pour mieux légitimer son projet de révision controversé de l’article 37 de la Constitution a invoqué l’arbitrage du peuple souverain par le recours au référendum, les mêmes citoyens engagés ont fait valoir que l’article 10 de la Charte réprouve les révisions constitutionnelles non consensuelles, en exigeant que tout amendement à la Constitution repose au préalable sur un consensus national. Pour les tenants du pouvoir, la possibilité de recourir au référendum n’a pas été perçue comme un moyen de renforcer le consensus national autour des règles constitutionnelles, mais comme un substitut à ce consensus.

On le sait, malgré ses avantages et son importance dans tout régime démocratique, le recours au référendum n’est pas sans dangers. Selon le constitutionnaliste français Verdier : " dans son déclenchement il présente de graves menaces pour la démocratie en raison de la possibilité de détournement de pouvoir de la part des gouvernants, du libellé et du contenu de la question posée ; dans sa logique interne, la procédure référendaire s’avère perverse (...) dans la mesure où le débat est mutilé et la réponse sans nuance, ni compromis possibles, les amendements étant impossibles, et du fait qu’elle peut se transformer en plébiscite ; dans ses conséquences, le référendum (...) peut aboutir à vider un régime de tous les principes démocratiques, lequel devient antidémocratique" (La démocratie sans et contre le peuple : de ses dérives, in Mélanges Slobodan Milacic, Bruylant, 2009, p.1073-1101).
Le référendum peut également aboutir à des résultats complètement aberrants comme le souligne le grand maître du droit, Hans Kelsen. A supposer qu’on admette que l’ordre constitutionnel ne doive être déterminé que par le peuple souverain, qui peut garantir que cet ordre est vraiment le meilleur, est vraiment juste ? Se demande Kelsen, sceptique. Et d’ajouter, "A moins d’admettre que le peuple et le peuple seul détient la vérité et a le sens du bien, c’est-à-dire une hypothèse métaphysico-religieuse d’après laquelle le peuple et lui seul entrerait en possession de la sagesse par une voie surnaturelle" (Hans Kelsen, La démocratie, sa nature sa valeur, Paris, Dalloz, 2004, 109). Pour illustrer son scepticisme à l’égard du référendum, Kelsen n’hésite pas à citer l’Evangile de Saint-Jean en soulignant que le référendum organisé par Pilate avait tourné à la condamnation du Juste et à la libération d’un brigand.
 :
« °Au dix-huitième chapitre de l’Evangile de Saint-Jean se trouve le récit d’un événement de la vie de Jésus. La narration, simple, lapidaire dans sa naïveté, compte parmi ce que la littérature universelle a produit de plus grandiose ; et, sans le vouloir, elle s’élève au rang de symbole- un tragique symbole -, du relativisme et de la démocratie. C’est au moment de la fête de Pâques. On amène Jésus, accusé de s’être donné pour le fils de Dieu et le roi des Juifs, devant le gouverneur romain Pilate. Et Pilate, aux yeux romains de qui il ne peut être qu’un pauvre fou, l’interroge ironiquement : « Tu es donc roi » ? Jésus répond avec le plus profond sérieux et tout pénétré de la flamme de sa mission divine : « Tu le dis, je suis roi. Voici pourquoi je suis né et voici pourquoi je suis venu dans le monde : pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité, écoute ma voix. » Alors Pilate, ce représentant d’une civilisation ancienne, lasse et devenue par suite sceptique, dit : « Qu’est-ce que la vérité ? » Et, parce qu’il ne sait pas ce que c’est que la vérité et parce que, Romain, il est accoutumé à penser démocratiquement, il en appelle au peuple et provoque un plébiscite. « II sortit de nouveau pour aller auprès des Juifs », raconte l’Evangile, et il leur dit : « Je ne trouve en lui aucune cause de condamnation. Mais c’est la coutume que je vous délivre quelqu’un à. la fête de Pâques ; voulez-vous donc que je vous délivre le roi des Juifs ? » Le plébiscite tourne contre Jésus. « Alors de nouveau, ils crièrent tous en disant : « Pas celui-ci, mais Barrabas ! ». Le narrateur ajoute : « Barrabas était un brigand ». Peut-être objectera-t-on, peut-être les croyants, les croyants politiques objecteront-ils que cet exemple parle précisément plutôt contre la démocratie qu’en sa faveur. Et il faut reconnaître la valeur de cette objection ; à une condition toutefois : c’est que ces croyants soient aussi sûrs de leur vérité politique, - qui doit, le cas échéant, être aussi réalisée par une violence sanglante - que le Fils de Dieu° ». (Kelsen : 114-115).

Notre scepticisme à l’égard du référendum se renforce lorsqu’on se rend compte qu’il devient un moyen détourné de contourner l’exigence du consensus national sur la Constitution et de manipuler le peuple, en l’absence de règles précises permettant l’encadrement du pouvoir de convocation du référendum. Aux termes de la Charte africaine, le référendum ne remplace pas le consensus national mais le complète, le renforce. La solution référendaire apparaît finalement comme un moyen détourné de contourner l’exigence de consensus national sur la révision de Constitution nationale, imposée par le “droit constitutionnel international” africain.
En définitive, la conviction était faite que ceux qui participent à l’organisation d’un référendum constituant visant à remettre en cause les principes de l’alternance se rendent coupables et complices du crime de changement anticonstitutionnel de gouvernement et engagent ainsi leurs responsabilités. Le fait d’avoir échoué à commettre un tel crime n’absout absolument pas les auteurs et complices. En parlant de crime, nous ne faisons que reprendre la qualification définie par le Protocole portant amendements au protocole portant statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme en son article 28 E.

L’avènement de ce qu’il est convenu d’appeler « le Printemps arabe » a mis à nu l’une des faiblesses majeures de la Charte. Si on interprète de manière large l’article 23 de la Charte qui condamne les changements anticonstitutionnels de gouvernement, il serait tentant de mettre dans cette catégorie les soulèvements populaires ou armés qui ont abouti au renversement des régimes autoritaires de Tunisie, d’Egypte, de Libye ou même plus récemment du Burkina Faso. On s’attendait à ce que le Protocole portant amendements au protocole portant statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme clarifie davantage la notion de « changement anticonstitutionnel de gouvernement ». Mais en dehors du fait qu’il qualifie ce type de changement de « crime », le Protocole ne prend pas suffisamment en compte le « Printemps arabe », encore moins les insurrections populaires. Tous ces instruments juridiques régionaux méritent d’être repensés à l’aune de ces expériences pour prendre en compte les aspirations démocratiques des peuples africains qui n’ont d’autres choix que de renverser des régimes autocratiques parés d’habits constitutionnels pour combler leur soif d’alternance démocratique (Sophie Baker Djoumessi Kenfack). Du reste, l’UA dans son communiqué de la 260e réunion de son Conseil de paix et de sécurité tenue le 16 février 2011, a exprimé sa solidarité avec les peuples égyptien et tunisien « dont l’aspiration à la démocratie est conforme aux instruments pertinents de l’UA et à l’engagement du continent en faveur de la démocratisation, de la bonne gouvernance et du respect des droits de l’homme ». Sur le dossier libyen, le Conseil de paix et de sécurité de l’UA a également dénoncé dans sa réunion suivante, la répression sanglante des populations libyennes aspirant légitimement à la démocratie et au développement socioéconomique. De même, dans le cas du Burkina Faso, l’Union africaine, après hésitation, a décidé de ne pas considérer l’insurrection des 30 et 31 octobre 2014 comme un coup d’Etat ayant renversé le régime de Blaise Compaoré.

En vue de promouvoir l’éthique de la responsabilité, la CADEG souligne que les auteurs des changements anticonstitutionnels de gouvernement ne sont pas à l’abri de poursuites devant la juridiction compétente de l’Union, en l’occurrence la cour africaine de justice et des droits de l’homme qui, on l’a souligné précédemment, est chargée, entre autres, de juger le crime de changement anticonstitutionnel de gouvernement (article 28 E). La Charte prévoit que les auteurs des changements anticonstitutionnels de gouvernements peuvent aussi être poursuivis dans leurs Etats ou faire l’objet d’extradition s’ils sont à l’étranger dans un Etat partie, et ne peuvent être accueillis ou se voir accordé l’asile par l’Etat partie. La charte exclut la possibilité pour les auteurs de changement anticonstitutionnel de gouvernement de prendre part à la compétition électorale, ou d’occuper des postes de responsabilité dans les institutions politiques de leur Etat. L’application de ces dispositions aussi bien au Burkina Faso qu’ailleurs en Afrique, constitue un enjeu fondamental si l’on veut décourager à l’avenir les pratiques tendant à favoriser les changements anticonstitutionnels de gouvernement.
De même, la reconstruction de l’ordre constitutionnel avec l’ouverture d’une période de transition soulève la question de l’énonciation de nouvelles règles du jeu susceptibles de garantir de meilleures perspectives pour la consolidation du constitutionnalisme, de l’Etat de droit et de la démocratie. Au Burkina Faso, il y a un consensus pour dire que la période de transition ouvre une fenêtre d’opportunité pour les réformes démocratiques et même pour les réformes sociales en faveur du peuple. Mais parfois les attentes et impatiences sont telles qu’elles menacent même de déstabiliser le régime en transition, surtout lorsque le régime de transition est confronté à des tensions de trésorerie héritées de la mauvaise gouvernance du régime défunt et renforcée par les incertitudes créées chez les opérateurs économiques. C’est pourquoi, la question de la traque des biens mal acquis est devenue une question de survie. Non seulement, cela permettrait de saper les bases économiques des dirigeants corrompus qui se font élire par la corruption électorale, mais aussi de rendre justice au peuple spolié de ses biens.

En tout état de cause, la redéfinition des règles du jeu démocratique, la consolidation du pacte social entre toutes les composantes de la Nation autour de ces règles du jeu, constituent des enjeux majeurs dans tout processus de transition démocratique.
L’exigence d’une vie politique apaisée ne saurait cependant se faire au détriment d’autres exigences tout aussi importantes. Si la Charte de transition au Burkina Faso parle en son article 1er des valeurs de pardon et de réconciliation, d’inclusion, elle parle aussi de « sens de la responsabilité ». Hélas, ceux qui ont exercé pendant un quart de siècle des responsabilités politiques dans ce pays, ne semblent avoir retenu du mot responsabilité que les privilèges qu’elles confèrent. Pourtant, « la responsabilité est le devoir de répondre de ses actes, toutes circonstances et conséquences comprises, c’est-à-dire d’en assumer l’énonciation, l’effectuation, et par suite la réparation voire la sanction lorsque l’attendu n’est pas obtenu ».
Que ce soit par les règles formelles ou informelles, il nous faut promouvoir la sédimentation d’une culture de responsabilité en Afrique dans la gestion des affaires publiques, surtout lorsque les actes posés conduisent à pertes en vies humaines et à des destructions de biens. C’est ce à quoi devrait s’atteler le législateur et le constituant.

Dans cette quête de changement, les acteurs de la transition se sont employé à définir de nouvelles règles du jeu démocratique ; d’abord une charte constitutionnelle pour régir la transition vers un nouveau régime plus conforme aux aspirations du peuple ; ensuite un code électoral pour régir les compétitions électorales. C’est ainsi que le Parlement de transition a adopté un nouveau code électoral qui régira les élections législatives et présidentielle d’octobre 2015 et municipales de janvier 2016. Ce code électoral, le plus progressiste que le Burkina ait jamais adopté, comprend d’importantes innovations que l’ancien régime a toujours refusées de concéder, parmi lesquelles :
-  la reconnaissance des candidatures indépendantes réclamée par la société civile ;
-  l’interdiction 90 jours avant l’ouverture de la campagne électorale, de la couverture médiatique de toute campagne électorale déguisée ;
-  l’interdiction 90 jours avant l’ouverture de la campagne électorale, de la distribution de gadgets à des fins de propagande pouvant influencer ou tenter d’influencer le vote ;
-  l’interdiction de l’utilisation des attributs, biens publics à des fins électoralistes, etc.

Mais les tenants de l’ancien régime et leurs alliés dans la sous-région n’ont retenu du nouveau code électoral, que les dispositions inspirées de la CADEG, qui rendent inéligibles aux prochaines élections présidentielles, législatives et municipales burkinabè « toutes les personnes ayant soutenu un changement anticonstitutionnel qui porte atteinte au principe de l’alternance démocratique, notamment au principe de la limitation du nombre de mandat présidentiel ayant conduit à une insurrection ou à toute autre forme de soulèvement ». Bien qu’aucune personnalité ou aucun parti politique n’ait été cité nommément, certains observateurs nationaux et internationaux ont interprété cette disposition comme étant de nature à exclure des citoyens ou des partis des futures compétitions électorales.

Le plus curieux dans cette affaire, c’est que lorsque vous entendez certaines voix donner aux institutions de la transition du Burkina des leçons de démocratie, vous croiriez entendre, toutes proportions gardées, Boko Haram nous donner des leçons de tolérance religieuse et de tolérance démocratique ! ou encore le sieur Ousmane Guiro nous donner des cours sur la transparence et la bonne gouvernance.

Pourtant, plusieurs citoyens burkinabè membres des organes de transition sont d’office exclus des prochaines compétitions électorales sans que cela n’ait suscité des cris d’orfraie ni au plan national ni au plan international. Eux, qui n’ont commis aucun acte anti-jeu pour mériter le carton rouge. Ainsi, l’article 4 de la Charte dispose que « le Président de la transition (article 4), le Président du Conseil national de transition (article 13) et les membres du Gouvernement (article 16), soit au total 28 personnes, ne sont pas éligibles aux élections présidentielle et législatives qui seront organisées pour mettre fin à la transition.

C’est une évidence que l’alternance démocratique, tout comme la circulation des élites sont nécessaires à la respiration démocratique, pas seulement au niveau de l’Etat mais aussi au niveau des partis politiques qui aspirent à conquérir l’appareil d’Etat. Sans un renouvellement des élites, il est à craindre que les errements du passé ne se reproduisent. Si au niveau des partis, les dynamiques internes ne sont pas de nature à promouvoir l’alternance ou la circulation des élites, le législateur devrait inscrire cette question sur son agenda.
Une autre question cruciale est celle du rôle et de la place de l’armée. La consolidation de la démocratie requiert l’adhésion au « modèle démocratique » d’articulation entre le pouvoir politique et le pouvoir militaire pays. Ce modèle, selon Samuel Huntington, repose sur « le contrôle objectif exercé par le pouvoir civil » ; lequel repose sur les principes suivants :
-  un haut niveau de professionnalisme de l’armée et l’acceptation par les officiers des limites de leurs compétences ;
-  la subordination effective des militaires aux autorités politiques civiles qui prennent les décisions fondamentales en matière de politique extérieure et de défense ;
-  la reconnaissance et l’acceptation de la part de ces autorités civiles de l’existence d’un domaine de compétence dans lequel l’armée bénéficie d’une véritable autonomie ;
-  en conséquence, un minimum d’intervention des militaires dans le domaine politique, et des politiques dans le domaine militaire » (p.40).

Le retour à une vie constitutionnelle normale au Burkina Faso devra se traduire par un recentrage progressif de l’armée. Celle-ci devra occuper la place et le rôle qui lui sont « normalement » assignés dans tout régime démocratique, à savoir un rôle et une place de subordonné qui se traduit par l’amorce d’un contrôle démocratique de l’armée, qui s’avère pour le moment limité. Certes, les militaires en tant que civils ont des droits politiques dont celui de prendre part à la gestion des affaires publiques. Mais ils devront se résoudre à démissionner de l’armée, s’ils veulent briguer un poste électif ; tout comme d’ailleurs les magistrats.

L’insurrection des 30 et 31 octobre 2014 est assurément riche d’enseignements pour le Burkina d’abord, mais aussi pour les autres pays. C’est pourquoi, se trouvent ici réunis des experts venus du Burkina, du Bénin, du Canada, de la Côte d’Ivoire, du Congo, de la France, du Sénégal, de la Suisse, du Togo, pour ce partage d’expériences. L’insurrection du peuple burkinabè a montré qu’aussi bien en Afrique qu’ailleurs, la démocratie ne pouvait faire l’économie de l’alternance. Quel choix en effet, offrir aux peuples africains lorsqu’ils ne veulent plus être gouvernés par des chefs d’Etat inamovibles qui, avec l’expérience, sont devenus des virtuoses de la manipulation des institutions ?
L’insurrection du peuple burkinabè les 30 et 31 octobre 2014 a indubitablement montré les limites d’une certaine conception du droit constitutionnel et au-delà, du droit d’une manière générale ; celle qui consiste à n’appréhender le droit que de manière instrumentale, sans s’interroger sur les valeurs, les finalités qui sous-tendent le droit. Le peuple burkinabè s’est insurgé contre cette conception du droit qui ne sert pas les valeurs démocratiques. Il s’est insurgé contre cette conception de la démocratie qui consiste à manipuler le peuple pour mieux s’approprier la souveraineté du peuple, à transformer le référendum en plébiscite.
L’insurrection d’octobre 2014 nous invite à nous interroger sur le sens de nos engagements dans la politique. A ce propos, « le Pape Paul VI disait que la politique est une des formes les plus hautes de la charité, parce qu’elle recherche le bien commun… Faire de la politique relève un peu du martyre. C’est une forme de martyre, un martyre quotidien : rechercher le bien commun sans se laisser corrompre. Rechercher le bien commun en réfléchissant aux voies et aux moyens les plus utiles [pour y arriver]. Rechercher le bien commun en travaillant aux petites choses, toutes petites, de rien du tout. (…) Faire de la politique est important : la petite et la grande politique » (Pape François, le 30 avril 2015, devant des étudiants italiens à Frascati). Tous ceux qui s’engagent en politique devraient comprendre que le sens profond de cet engagement est de rechercher ou proposer des solutions aux situations problématiques qui se posent à nos peuples et qui se résument au respect de leur dignité d’hommes et de femmes qui aspirent au bonheur sinon à ce que leurs droits politiques, économiques, sociaux et culturels soient promus et respectés.
Dans ce sens, toutes les élites intellectuelles peuvent et doivent y contribuer.

Il n’y a pas longtemps, des chercheurs et praticiens de sciences sociales ou humaines exprimaient leur exaspération de voir le débat politique au Burkina monopolisé par les juristes et politistes. J’ai trouvé le reproche illégitime. L’insurrection du peuple burkinabè, c’est aussi la défaite de ces intellectuels, y compris des juristes, qui se contenté de regarder depuis le balcon Blaise Compaoré et les siens torturer, martyriser la Constitution sous prétexte de neutralité axiologique ou au motif fallacieux que eux ne font pas de politique.

Certes, s’engager pour le constitutionnalisme et l’Etat de droit est difficile, voire risqué. Cela comporte le risque d’être embastillé ou même brulé comme l’a été Norbert Zongo. Mais aussi le risque d’être accusé de parti pris, d’être partisan ou de se salir les mains. Mais on ne peut rester les bras croisés, se contenter de « regarder depuis le balcon » prospérer la culture du rejet encore moins celle de l’autoritarisme, de la confiscation de la souveraineté du peuple par une clique.
Le changement, la rupture avec l’ordre ancien que nous souhaitons, ne pourra se faire que si les citoyens prennent leur destin en mains. La construction d’un ordre nouveau passe par l’engagement de tous et pas seulement celui des autorités étatiques qui finalement, ne sont ou ne devraient être que les coordonnateurs d’un long processus complexe dans lequel chacun de nous a une part. C’est seulement à ce prix que nous pourrions traduire en acte cette phrase qui restera longtemps attaché à la transition conduite par SEM Kafando, à savoir « plus rien ne sera plus comme avant » !

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