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La mort d’André Fontaine, directeur du service étranger et ancien directeur du quotidien Le Monde.

Publié le mardi 19 mars 2013 à 20h04min

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La mort d’André Fontaine, directeur du service étranger et ancien directeur du quotidien Le Monde.

Il avait été coopté par Hubert Beuve-Méry, son directeur, et recruté par le rédacteur en chef du quotidien Le Monde, Robert Gauthier, en 1947. L’année de ma naissance. Il en était devenu le rédacteur en chef en 1969 l’année où je me suis fait « encarté » comme journaliste avec le matricule 26896. C’est dire qu’en ce temps-là, à cet âge-là, venant d’où je venais et étant ce que j’étais, André Fontaine n’était pas, idéologiquement, ma « tasse de thé ».

Il avait été chef du service étranger pendant près de dix-huit ans et avait publié son « Histoire de la guerre froide » en 1966-1967. Autrement dit, tandis que j’étais au lycée puis à l’université, la lecture de Fontaine était un passage obligé. Et critiqué. Nous n’étions pas du même… monde. Dans « Secrets de jeunesse » (éd. Stock, Paris, 2001), Edwy Plenel, qui était alors le directeur de la rédaction du Monde, a raconté ce qu’était ce… monde dans lequel nous vivions dans les années 1960-1980 (même si je n’étais pas, non plus, dans celui de Plenel tout en partageant son univers).

André Fontaine est mort le dimanche 17 mars 2013 à Paris. Et c’est Le Monde d’aujourd’hui (daté du mardi 19 mars 2013) – et non pas France Info ni le net qui sont pourtant mes sources d’information avant que Le Monde n’arrive chez moi vers 15 heures – qui me l’apprend. Robert Solé, Jean-Marie Colombani, Natalie Nougayrède disent ce qu’il faut dire du journaliste et du patron de presse qu’il a été. Naissance à Paris (30 mars 1921), fils de commerçant, études de lettres et de droit, débuts à l’hebdomadaire catholique Temps présent dont il deviendra le secrétaire de rédaction (1946), débarquement au Monde comme chef adjoint des informations générales (1947), chef du service étranger (1951), directeur (21 janvier 1985), un job qu’il va assumer jusqu’en 1991 où, atteint par la limite d’âge, il doit céder son poste. Pendant vingt ans (1991-2011), il continuera à assurer articles et chroniques devenant en quelque sorte, un « directeur émérite » à l’instar d’un Benoît XVI devenu, quant à lui, « pape émérite ».

Dans un entretien accordé à Francis Marmande (Le Monde daté du mercredi 10 février 1999), le peintre Vlady Kibaltchich – ceux de ma génération précisent : « le fils de Victor Serge », écrivain et révolutionnaire – affirmait : « Je vais vivre encore jusqu’à quatre-vingt six, peut-être quatre-vingt-sept ans, je ne sais pas encore. J’ai beaucoup de travail jusque-là. La vie n’est pas faite pour vivre. Il faut accomplir sa tâche ». Sans être, loin de là, ce « marxiste anarchisant » que revendiquait être Kibaltchich (qui, en fait, est mort à 85 ans le vendredi 22 juillet 2005), Fontaine me paraît être un de ces hommes qui pensent, eux aussi, que « la vie n’est pas faite pour vivre mais pour accomplir sa tâche ». Il n’y aura pas manqué. Ses articles et ses livres en témoignent. Solé raconte la « facilité surprenante » avec laquelle il pouvait rédiger ses papiers et une production étonnante (plus de mille « Bulletins de l’étranger »). Mais au-delà de ce qu’a pu écrire Fontaine sur les affaires du monde, ce qui me semble, aujourd’hui, avoir été sa « tâche » essentielle tient dans sa conception qu’il avait de ce que devait être Le Monde.

Solé rapporte ce qu’il a déclaré aux rédacteurs au lendemain de sa prise de fonction comme directeur le 21 janvier 1985 : « Ce que nous devons faire […] c’est un journal. Un journal où, soit dit en passant, il serait bien nécessaire que l’on sente passer un peu plus d’émotion, où l’on aimerait pouvoir lire des histoires, racontées avec talent et, pourquoi pas, humour, un journal pour tout dire en peu de mots, plein de vie ».

« Raconter une histoire et faire passer de l’émotion ». J’en reviens à Marmande, dont j’évoquais tout à l’heure le nom. J’ai déjà écrit, à plusieurs reprises, qu’il était selon moi, le meilleur journaliste qu’il me soit donné de lire, toutes catégories confondues. Marmande est, apparemment, loin de ma sphère professionnelle. Pigiste au Monde depuis 1977, cet agrégé de lettres modernes, docteur ès lettres, écrit sur le jazz et la tauromachie. Mais ce ne sont là que des prétextes pour parler des « choses de la vie ». Ecrire sur le jazz a été mon premier job (avant d’être journaliste « professionnel ») ; je ne partage pas la passion de Marmande pour la corrida. Mais « raconter une histoire et faire passer une émotion », Marmande sait le faire. Y compris sur des sujets qui, à priori, ne vous passionnent pas. Or, trop souvent, les journalistes pensent devoir privilégier « l’info » pour justifier le salaire. « L’info », aujourd’hui, est partout sans être rubriquée ou hiérarchisée. Nous savons tout sur rien (ou rien sur tout ; c’est pareil). Et cette « info » ne nous aide pas à vivre dans un monde de plus en plus complexe.

Dans notre job, nous n’avons pas toujours la perception qu’il faut « raconter une histoire et faire passer de l’émotion ». J’en ai pris conscience, voici près d’un quart de siècle quand, rédacteur en chef de Jeune Afrique Economie, le père d’une de mes journalistes m’a dit un jour : « Je ne sais pas grand-chose de la politique et de l’économie africaines, et cela ne me concerne pas vraiment ; mais j’aime vous lire, parce que chaque fois, vous racontez une histoire ». Je passais mon temps ailleurs avec, en permanence, un photographe à mes côtés. Il vivait ce que je vivais sur le terrain ; les mêmes événements. Mais lisait mes articles avec intérêt. Je m’en suis étonné : il n’y avait là rien qu’il puisse apprendre. « Ouais, me disait-il, mais c’est parce que tu ne fais pas qu’informer ; tu racontes une histoire et j’aime lire des histoires ».

C’est la leçon qu’il faut garder de Fontaine : « Raconter une histoire et faire passer de l’émotion ». Dans son introduction à son « Histoire de la ‘détente’ 1962-1981 » (intitulée « Un seul lit pour deux rêves », éd. Fayard, Paris, 1981), Fontaine cite l’historien Paul Veyne (Veyne est un intellectuel avant d’être un historien) qui dans « Comment on écrit l’histoire » dit qu’il s’agit de « faire comprendre des intrigues ». « Un seul lit pour deux rêves » - dont je recommande la lecture, d’au-moins, l’introduction, à ceux qui ambitionnent ou pensent être journalistes) - Fontaine écrit que « ce livre raconte donc à la fois ce que font la main droite et la main gauche, les conflits et les embrassades, les accords et les crises ». Il dit aussi, et ce sont d’ailleurs ses premiers mots : « Ce livre raconte une histoire : la nôtre ». Il précisait : « L’auteur voudrait tout de même ajouter qu’il n’a pas plus que dans ses autres écrits cherché à démontrer la justesse d’une thèse, et moins encore à en avancer une nouvelle.

Reste qu’à la passion de raconter et d’expliquer qui l’a toujours animé, s’ajoute nécessairement le désir de faire partager sa conviction qu’il y a eu décidément, au cours de ces années, trop d’occasions perdues, trop de sang gaspillé en d’inutiles combats, trop de biens et d’efforts détournés vers les œuvres de guerre, trop peu d’attention portée aux problèmes véritables d’un monde que le progrès des techniques de communication et de destruction condamne, s’il ne veut pas périr, à la solidarité […] C’est seulement si l’humanité accepte une loi commune, basée sur un minium de justice et de rationalité, qu’elle a une chance d’échapper durablement à la loi de la jungle à laquelle, en vingt ans de détente, elle autant que jamais sacrifié ». Tout Fontaine est là.

Ce texte date du 24 décembre 1981. Il a plus de trente ans. Il demeure d’actualité alors que le monde dans lequel nous vivons est pris au piège de la… mondialisation et que du côté de Pékin la nouvelle équipe dirigeante entend assumer, pleinement, son hégémonie, y compris par la voie des armes (à l’instar de ce qu’a fait « l’Occident » partout dans le monde).

Fontaine avait emprunté le titre de son livre : « Un seul lit pour deux rêves » à Zhou Enlaï* (selon l’orthographe de l’époque). Ces rêves étaient, selon Fontaine, « l’expansion » pour l’un et la « préservation des intérêts acquis » pour l’autre. Il se pourrait bien que, demain, ces rêves virent aux cauchemars.

* « Les deux grandes puissances dorment dans le même lit, mais elles ne font pas les mêmes rêves »

Jean-Pierre BEJOT
LA Dépêche Diplomatique

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