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Uhuru Kenyatta, président du Kenya : Au nom du père et des Kikuyu (2/4)

Publié le mardi 19 mars 2013 à 21h27min

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 Uhuru Kenyatta, président du Kenya : Au nom du père et des Kikuyu (2/4)

Les colons et les gouverneurs anglais, encore attachés à l’image rassurante et exotique du « bon nègre-bon boy », se révélèrent incapables de saisir le sens profond des mouvements sociaux qui agitaient le Kenya, mouvements jusqu’alors sporadiques (cf. LDD Kenya 006/Mardi 12 mars 2013). Ce n’est qu’à partir de 1951 que les « maîtres blancs », devant la recrudescence des attentats dont ils étaient les victimes (et plus encore leurs « collaborateurs » africains) prendront conscience de l’ampleur de l’insurrection qui se préparait.

Mais il était déjà trop tard. La révolte Mau Mau, née dans l’ombre, était en marche, alimentée par des années accumulées de ressentiment, renforcée par le serment scellé dans le sang qui imposait au combattant le respect sacré de la terre tribale, le secret, l’obéissance jusqu’au bouleversement de sa personnalité. Batuni, le quatrième serment entraînait, lui, la destruction de toutes les racines tribales ; il détruisait tous les liens anciens n’en laissant – selon l’anthropologue Georges Balandier – survivre qu’un seul : celui avec le mouvement Mau Mau.

Le 21 février 1952, les représentants du pouvoir britannique installés au Kenya proclameront l’état de siège et, pratiquant l’amalgame, arrêteront Jomo Kenyatta sous l’inculpation de direction d’une « société illégale connue sous le nom de Mau Mau […] dangereuse pour le bon gouvernement de la colonie », ainsi que les leaders de la KAU et les responsables d’écoles indépendantes. Pour tenter de reprendre en main une situation qui lui échappait malgré une répression féroce, l’administration coloniale publiera un « Livre bleu », rapport officiel des événements. Les statistiques ainsi établies en 1954 dresseront un bilan qui révélait l’ampleur de la « crise » : 165.462 personnes arrêtées ; 29.345 relâchées après un premier interrogatoire ; 66.615 libérées après un examen plus poussé ; 68.984 jugées ; 19.924 convaincues d’avoir appartenu au Mau Mau.

Mouvement exemplaire, le Mau Mau avait su s’organiser en dehors du cadre ethnique, de manière indépendante (malgré les apports inévitables de la vie traditionnelle : mythes, magie…) tout en s’appuyant sur les masses rurales dépossédées de leurs terres et les masses prolétarisées de Nairobi. La répression qui s’est abattue sur les « rebelles » ne pouvait que disperser un mouvement qui, bien que mené contre la bourgeoisie anglaise et les bourgeoisies nationales rurales et compradores, ne trouva jamais l’axe central de son combat. Il demeura isolé non seulement des mouvements qui secouaient le joug colonial dans toute l’Afrique mais, plus encore, du mouvement international.

L’insurrection réprimée, le gouvernement anglais de Nairobi pouvait alors décider des mesures d’apaisement. Il s’agissait de désamorcer les derniers soubresauts du Mau Mau. Et de se réserver une porte de sortie de la crise. Jomo Kenyatta, interlocuteur probable, était libéré de prison mais assigné à résidence dans la province du Nord le 14 avril 1959. Il était, en quelque sorte, mis en « réserve » de la future République indépendante. L’état d’exception ne sera cependant levé qu’en 1960 et l’amnistie générale alors proclamée ne concernera pas mille détenus, véritables otages politiques. Le pouvoir colonial favorisera la création de partis politiques modérés (le KNP, Kenya National Party) aux côtés du parti des colons (Kenya United Party) qui réclamait l’intangibilité des White Highlands et le maintien de la ségrégation dans l’éducation.
Les radicaux vont alors se regrouper autour d’Oginga Odinga au sein du Kenya Independance Movement qui, appuyé par la conférence pan-africaine de Moshi (Da.Fle.Ca), exigeait l’indépendance immédiate, la libération de Kenyatta, le suffrage universel sur le principe : un homme, une voix.

L’écroulement de la domination belge au Congo, prélude à d’importants troubles dans la sous-région, allait accélérer le cours de l’Histoire. Des élections pour les deux assemblées étant prévues pour février 1961, un mouvement unitaire s’opérera dès lors sur la base de la Kenya African National Union (KANU) fondée en mars 1960 et présidée par Jomo Kenyatta à qui, cependant, toute activité politique demeurait interdite. L’équipe dirigeante se composait alors d’Oginga Odinga et de Tom Mboya. La KANU remportera les élections mais refusera de participer à un gouvernement de coalition. Kenyatta, « libéré » en août 1961, prendra alors effectivement la main la direction du parti et écrasera l’opposition lors des élections de 1963. Il deviendra chef du gouvernement. Le Kenya obtiendra son indépendance le 12 décembre 1963.

Johnstone Kaman Ngengi est devenu, pour l’Histoire du Kenya et de l’Afrique, Jomo Kenyatta : « Le javelot flamboyant du Kenya ». Né aux alentours de 1890, en plein cœur du pays Kikuyu, il avait suivi les cours d’une école religieuse tenue par des Ecossais avant de devenir secrétaire général de l’Association Kikuyu en 1922 et éditeur du journal Muigwithania en 1928. Il représentera les Kikuyu auprès de la commission Hilton Young qui s’occupait du problème des terres et, à ce titre, se rendra à Londres. C’est dans la capitale britannique qu’il rencontrera une institutrice anglaise qu’il épousera et qui lui donnera un fils. Kenyatta assumait là, dans les faits, ses écrits : « L’Africain, disait-il, doit choisir les éléments de la culture européenne susceptibles d’être transplantés à son bénéfice ». En 1936, il retournera à nouveau à Londres après avoir voyagé en Europe et s’être inscrit à l’université de Moscou* où il suivra les cours d’anthropologie dont la méthode analytique lui permettra, deux ans plus tard, de rédiger l’ouvrage de référence du peuple Kikuyu : « Au pied du Mont Kenya ».

Lors du Vème congrès panafricain, organisé à Manchester en 1945, Kenyatta fera la connaissance de George Padmore, leader du mouvement panafricaniste, et se liera d’amitié avec le Ghanéen Kwamé Nkrumah. De retour au Kenya, l’année suivante, en 1946, il prendra la direction de la Kenya African Union (KAU) avant d’être arrêté en 1952 à la suite de son implication dans le mouvement Mau Mau et de son inculpation comme chef de la rébellion. En fait, certains pensent qu’il a été mis alors en réserve de la phase militante de l’insurrection Mau Mau, permettant ainsi à Nairobi et à Londres d’avoir un interlocuteur valable investi, du fait de son passé militant et de sa dimension « continentale », de la confiance des travailleurs kenyans mais qui n’ait pas été directement impliqué dans les actions violentes. En un mot, nouveau Bonaparte, Kenyatta aurait été le liquidateur de la rébellion au profit de la bourgeoisie africaine contre qui était dirigé, à l’origine, le mouvement. Le « Livre bleu » que publiera en 1953 l’administration britannique ne fera que renforcer le mythe d’un Kenyatta révolutionnaire, homme du destin du Kenya.

* J’ai rédigé ce papier sur Jomo Kenyatta avant la défection (1992) et les révélations de Vasssili Nikititch Mitrokhine, ancien archiviste en chef de la première direction (espionnage) du KGB qui a permis d’accéder à de nombreuses informations sur l’action des services soviétiques (cf. « Le KGB à l’assaut du tiers-monde. Agression, corruption, subversion, 1945-1991 » de Christopher Andrew et Vassili Mitrokhine, éd. Fayard, Paris 2008). Jomo Kenyatta a fait ses études à Moscou dans la section Komintern de l’Université des peuples de l’Est (KUTV) et s’est fait remarquer par « son comportement envers l’Union soviétique [qui] confine au cynisme ». Kenyatta avait rejoint la KUTV grâce aux bons offices de Robin Page Arnott, un des chefs du CPGB, le Parti communiste de Grande-Bretagne, qui le considérait comme « le futur chef révolutionnaire du Kenya ».

A Moscou, James Joken (le blaze de Kenyatta) sera moins convaincant : il affirmera que « l’école bourgeoise » était supérieure à celle du Komintern car « elle apprend à penser et en fournit l’occasion ». Kenyatta s’y fera remarquer par son désintérêt pour la « doctrine marxiste-léniniste ». Kenyatta quittera la KUTV en mai 1933 et ce n’est qu’après-guerre que son passé « communiste » refera surface. Sir Evelyn Baring, le gouverneur britannique, écrira que « grâce à sa formation communiste et anthropologique, il connaissait son peuple et il est directement responsable [de la révolte des Mau Mau]. En vérité, il était en Afrique un maître des ténèbres et de mort ».

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche DIplomatique

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