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Le « massacre de Marikana » illustre les dérives du système affairo-politique sud-africain.

Publié le dimanche 19 août 2012 à 19h01min

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Insoutenable image. Des hommes en uniforme tirent « dans le tas », au fusil d’assaut, tandis que s’écroulent les corps d’hommes déguenillés. 34 morts, 78 blessés, 259 arrestations. Le « massacre de Marikana » restera dans l’Histoire de l’Afrique du Sud au même titre que le « massacre de Sharpeville » en 1960 ; dans ce township, à une cinquantaine de kilomètres au Sud de Johannesburg, on avait compté 69 morts.

Dans ses mémoires, Nelson Mandela écrira que, ce jour-là, « les forces de l’ordre […] se sentirent dépassées par le nombre et paniquèrent. Personne n’entendit de coups de semonce ni l’ordre de tirer, mais brusquement les policiers ouvrirent le feu sur la foule et ils continuèrent à tirer alors qu’elle s’enfuyait effrayée ». Il écrira aussi que « le massacre de Sharpeville créa une situation nouvelle dans le pays ». Cinquante-deux ans plus tard, le « massacre de Marikana » pourrait bien avoir le même impact sur le devenir d’un pays où la classe dirigeante est tout à la fois suffisante et insuffisante. Il n’était qu’à écouter la chef de la police nationale, Riah Phiyega*, pour s’en convaincre ; et se souvenir que son prédécesseur, Bheki Cele**, a été suspendu de ses fonctions, fin 2011, pour « corruption ».

Ainsi va l’Afrique du Sud. Si le « massacre de Sharpeville » était l’expression d’un apartheid politique et culturel, le « massacre de Marikana » est l’expression d’un apartheid économique et social. L’un et l’autre ayant la même finalité : l’enrichissement sans fin de la classe politique au pouvoir. Il y a quelques années, fin 1998, Cathie Markus, responsable des affaires juridique du groupe Implats, déclarait à Jérôme Chambon, auteur pour Le Monde d’une enquête intitulée « Du rififi au royaume du platine » : « Nous ne sommes pas arrogants. Nous sommes simplement dans les affaires pour faire de l’argent pour nos actionnaires ». Quinze ans plus tard, rien n’a changé. Dans un rapport publié en 2008, Thabo Dube, inspecteur en chef des mines sud-africaines, notait que 211 ouvriers avaient péri en 2007 contre 199 en 2006 ; il soulignait que « les mines de platine ont enregistré la plus forte hausse du nombre d’accidents mortels avec un bond annuel de l’ordre de 50 % ». Ceci explique cela !

Platine, le mot est lâché. Marikana se trouve à l’Ouest de Pretoria, entre Brits et Rustenburg. C’est le territoire des Bafokeng sur lequel le régime d’apartheid avait instauré un bantoustan : le Bophuthaswana. Une terre gorgée de platine. Un métal rare. L’Afrique du Sud assure plus des 2/3 des approvisionnements du marché et détient plus de 75 % des réserves. Les trois premières compagnies mondiales sont sud-africaines (et six des dix premières) : Anglo Platinum (Anplats), filiale du groupe Anglo American Corp., qui contrôle environ 36 % du marché mondial ; Impala Platinum (Implats), filiale de Gencor Ltd : 26 % du marché ; Lonmin, filiale d’Xstrata : 12 % du marché. C’est dire que l’Afrique du Sud est incontournable sur ce marché des platinoïdes. Et quand sa production baisse, les cours grimpent. C’est ce qui s’est passé en 2008 quand, compte tenu des déboires énergétiques de l’Afrique du Sud, la production d’électricité à chuté entrainant dans sa chute la production de platine, énergétivore (les mines sont souterraines). Du même coup, la tentation de regrouper des producteurs a été forte. Implats, le numéro deux mondial, a envisagé de prendre le contrôle du numéro six : Northam Platinum. Dans la négociation visant à créer « un champion du platine contrôlé par des Sud-Africains » s’est immiscée la holding Mvelaphanda Resources (MVELA). Une « création » de l’ANC.

Lonmin, numéro deux mondial, exploite Marikana ; elle a refusé de négocier toute augmentation de salaires réclamée par les 3.000 grévistes et les a menacés de licenciement. Pour la direction de Lonmin, le « massacre de Marikana » est « clairement une affaire d’ordre public plutôt qu’un conflit social » (déclaration du PDG, Roger Philimore – cf. Sébastien Hervieu dans Le Monde daté du 18 août 2012). Siège à son conseil d’administration, l’incontournable Cyril Ramaphosa, ancien secrétaire général de l’ANC, ancien patron du syndicat des mineurs, NUM, qui aime à dire sans rire : « J’étais dans le business de la politique, je suis désormais dans la politique du business ». Quant à MVELA c’est une « pépite » : en 2007, dans le cadre de l’application de la loi de rétrocession aux intérêts noirs d’une partie des richesses minérales, elle s’est vue octroyer la moitié du gisement de Booysendal (les 50 % restants, entre les mains d’Anglo Platinum, lui ont été cédés en 2008), pas encore exploité mais dont les réserves seraient de 103 millions d’onces de platine (à 2.000 dollars l’once – quand le cours est au plus haut – cela fait une jolie fortune). Sauf que MVELA a des actionnaires puissants, en grande proximité avec le pouvoir ANC, mais pas de savoir-faire ni de capitaux pour exploiter ce gisement ; d’où le rapprochement avec Implats - cette compagnie qui est « dans les affaires pour faire de l’argent pour nos actionnaires » (cf. supra) – et Northam (groupe filiale de MVELA à hauteur de 62 %).

Ce jeu des alliances dans un contexte mondial difficile : crise financière, crise économique, ralentissement de l’activité, volatilité du cours du platine…, oblige les compagnies à « serrer les boulons » : salaires de misère et conditions de travail et de vie plus misérables encore pour les mineurs. Tandis qu’au sein de l’ANC, « l’affaire Malema*** » produit ses effets collatéraux et nourrit, politiquement, la frustration des exclus. Du même coup, le NUM, le syndicat des mineurs, plus précieux soutien de l’ANC dans sa lutte contre l’apartheid, est qualifié de « jaune » (normal : si les patrons des mines sont des « Blancs », parmi les actionnaires figure le « Black Business » avec les enfants des têtes d’affiche de l’ANC : Mandela, Tambo, Sisulu… ). C’est d’ailleurs une branche dissidente du NUM, l’AMCU qui dirige la grève à Marikana.

Avant le « massacre de Marikana », déjà, des morts avaient été enregistrés : une dizaine sur ce même site. Ailleurs aussi, des mineurs toujours, floués par des membres du BEE (Black Economic Empowerment) ; qui se souvient du « massacre d’Aurora », une mine d’or à Grootvlei, le 9 août 2010 ? Roger Smith, romancier sud-africain, dit : « L’Afrique du Sud reste un pays ultraviolent et celui qui affirme le contraire a dû fumer de drôles de substances ». Ce serait, dit-il, un héritage de l’apartheid. Plutôt celui de l’apartheid économique. Jacob Zuma, revenu en Afrique du Sud alors qu’il se trouvait au Mozambique, a dit : « Aujourd’hui n’est pas le moment pour accuser ou pointer du doigt ». Pas sûr qu’il ait raison ; le « jeudi noir » résulte du mode de production politique de l’ANC et de ses démembrements. « Ni les dirigeants de l’entreprises, ni les leaders syndicaux, ni les leaders politiques n’ont été capables d’anticiper et d’éviter ce type de situation. Tout cela est de mauvais augure en cette période économique et financière très difficile dans le monde », s’est plaint Iraj Abedian, PDG du groupe Pan African Investments. Il est vrai que le « massacre de Marikana » fait désordre pour un pays « émergent » dont une de ses ressortissantes préside la commission de l’Union africaine.

* Mangwashi Victoria « Riah » Philyega, première femme à occuper ce poste, vit sa première expérience « policière ». Présidente du comité d’examen présidentiel sur les entreprises d’Etat et vice-présidente de la commission indépendante sur la rémunération des membres du bureau, la presse sud-africaine se pose la question de la compatibilité entre ces fonctions. Elle ne manque pas de diplômes (universités de Johannesburg et du Pays de Galles, Wharton Business School en Pennsylvanie). Après avoir été directeur du conseil national de la protection de l’enfance, elle s’est retrouvée directeur général des ports puis directeur des affaires générales de la banque ABSA (21 % du marché bancaire, 38.000 salariés, 6,5 millions de clients).

** Bheki Cele s’est illustré par ses propos à la veille de la Coupe du monde de football. « J’ai de sérieux problèmes avec les policiers qui n’utilisent pas leur force de feu, avait-il déclaré. Ils doivent viser les criminels à la tête ».

*** Julius Malema, responsable de la ligue de jeunesse de l’ANC, a été exclu du parti le mercredi 29 février 2012, accusé d’atteinte à l’image et à l’unité du parti ; et d’atteinte à l’autorité du chef de l’Etat. Malema veut la redistribution des ressources et pas seulement entre les nomenklaturistes de l’ANC, ces « black diamonds » que l’on découvre dans les pages people de la presse sud-africaine. Trop ambitieux ?

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique

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