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Adama Bictogo, première illustration des dérives affairo-politiques de la Côte d’Ivoire

Publié le mercredi 23 mai 2012 à 20h24min

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Il aura fallu que la presse* s’en mêle pour que le président Alassane D. Ouattara prenne la décision de se séparer d’un de ses protégés, son ministre de l’Intégration africaine, Adama Bictogo, épinglé dans le scandale du Probo Koala, ce bateau affrété par la multinationale Trafigura qui, en août 2006, avait déversé des déchets toxiques dans le quartier de Djibi, à Abidjan.

On ne saura jamais combien d’Ivoiriens sont morts des suites de cette opération ; ni combien sont durablement intoxiqués. On ne sait toujours pas, non plus, combien de tonnes de terres polluées il reste encore à Djibi (l’association Robin des Bois évoque les chiffres de 2.000 à 3.000 tonnes !).

Si cette opération avait été un scandale, la façon dont les « réparations » ont été négociées depuis est plus scandaleuse encore. Une partie des indemnités dues aux victimes identifiées (plus de 100.000) aurait été détournée par des personnalités ivoiriennes dont Bictogo. Selon le rapport d’enquête, remis le 16 février 2012 au procureur de la République, il s’agit de 4,65 milliards de francs CFA ! Trois mois plus tard, l’information ayant été enfin rendue publique, des manifestations ont été organisées à Abidjan, réclamant l’emprisonnement des personnalités mises en cause. Quant au chef de l’Etat, il avait été saisi du dossier dès le 17 avril 2012 par un courrier que lui a adressé Charles Koffi, le président du Réseau national pour la défense des droits des victimes des déchets toxiques de Côte d’Ivoire (Renadvidet-CI). Sans autre réponse, selon Jeune Afrique, que la proposition « de la tenue d’un séminaire sur les déchets toxiques pour faire l’état des lieux de ce drame humanitaire et dégager des perspectives ».

Résultat : sous la pression de la rue et des médias, Bictogo est tombé hier soir (mardi 22 mai 2012). Viré. Et sa chute est d’autant plus spectaculaire que ce ministre de l’Intégration africaine était sous les feux des projecteurs depuis quelques mois, accompagnant au Mali, systématiquement, Djibrill Bassolé, le ministre burkinabè des Affaires étrangères et de la Coopération régionale, dans son action de facilitation.

Il n’aura pas fallu douze mois (il avait été nommé le 6 juin 2011) pour que la réalité de son mode de production affairo-politique soit enfin révélé à tous. Bictogo est la première illustration des dérives affairo-politiques qui caractérisent les « élites » ivoiriennes. Ce n’est pas une nouveauté. C’est même une constante : Félix Houphouët-Boigny en avait fait un système de gouvernement ; Henri Konan Bédié avait poursuivi la tradition. Et Laurent Gbagbo a profité du désordre qui a régné en Côte d’Ivoire pour enrichir tous ceux dont ils voulaient faire ses hommes liges. Avec une réussite au-delà de ses ambitions. Sauf que « l’affaire du Probo Koala » a été l’occasion de mettre le doigt sur une de ces dérives, et non la moindre. Les magouilles financières des promoteurs de cette opération se sont traduites par des dizaines de milliers de victimes dont des morts. Le pire est quand même que la résolution de cette opération scandaleuse soit l’occasion d’une nouvelle magouille. Et que celle-ci soit le fait d’au moins une personnalité proche du chef de l’Etat.

Or, on se souvient qu’à l’occasion de son accession au pouvoir, ADO avait défini les critères qui seraient pris en compte pour devenir ministre : « sens élevé de l’intérêt général ; compétence ; mérite ; probité ; discipline ; exemplarité ». Il n’était cependant pas nécessaire d’être voyant pour, à la lecture de la liste du gouvernement ivoirien, avoir les oreilles cassées par le fracas des casseroles que traînent derrière eux certains ministres. On est bien loin de la rigueur exigée par le président de la République ivoirienne. Nous sommes plutôt dans Ruy Blas, le drame de Victor Hugo, s’écriant : « Bon appétit ! messieurs ! Ô ministres intègres ! Conseillers vertueux ! voilà votre façon de servir, serviteurs qui pillez la maison ! ».

Bictogo est un manager devenu homme d’affaires dès lors qu’il s’est mêlé de politique. Originaire d’Agboville, capitale des Abbey, il revendique un bac B en économie appliquée, un DEUG dans la même matière à l’université de Créteil Paris XII et un master en stratégie et administration d’entreprise décroché à l’Institut supérieur de gestion (ISG). Il va passer une décennie comme cadre supérieur d’entreprise au sein de groupes de distribution (SCORE/groupe SCOA puis SDPA). En 1999, quand le général Robert Gueï s’empare du pouvoir, il obtient un poste de « conseiller spécial ».

La victoire de Gbagbo à la présidentielle d’octobre 2000 change la donne. Le voilà « consultant » du groupe Bolloré. Puis les événements du 18-19 septembre 2002 vont le ramener dans la sphère politique : il est « conseiller spécial ». Tout d’abord du ministre d’Etat, ministre de l’Agriculture, Amadou Gon Coulibaly, puis de Charles Konan Banny quand celui-ci accédera à la primature ; il est alors en charge de « la diplomatie et des relations avec les institutions internationales ». Un job qu’il conservera quand Guillaume Soro, à la suite des accords de Ouagadougou, prendra la suite de Konan Banny ; mais un clash entre les deux hommes va le conduire à démissionner rapidement de ses fonctions.

La Côte d’Ivoire est coupée en deux. Les Forces nouvelles (FN) font régner leur loi dans le Nord. Bictogo devient, plus que jamais, un client fidèle de l’hôtel Silmandé à Ouagadougou. Dans un rapport intitulé « Chocolat chaud. Comment le cacao a alimenté le conflit en Côte d’Ivoire » établi par Global Witness en juin 2007, Bictogo sera présenté comme celui qui a « facilité l’exportation de fèves de cacao en provenance de la zone contrôlée par les FN pour le compte de la Soeximex, moyennant paiement » ; il est dit aussi que « dans la pratique, [Bictogo] gérait l’usine de Bobo-Dioulasso » (usine de traitement des fèves de cacao). En 2010, au siège d’une de ses multiples sociétés, en l’occurrence MLVA Consulting (mais il est aussi PDG de ISD Holding Afrique…), aux « Deux Plateaux », on retrouvera un de ses vigiles (Joël Vy Bi Tibé) noyé dans sa piscine, sans que cette mort ne soit jamais élucidée.

C’est dire que le parcours de Bictogo est particulièrement tumultueux. Sa biographie officielle le présente comme un « intime du Dr Alassane Ouattara ». Au sein du RDR, il est secrétaire national chargé des relations avec les autres partis politiques. Et à ce titre, il avait appelé à une signature d’une « charte de la paix » entre ADO, Gbagbo et Bédié. Il a été directeur de campagne d’ADO pour l’Agnéby (Agboville, Adzopé, Akoupé, Yakassé-Attokou et Alépé). Et le 11 décembre 2011, il a été élu député d’Agboville Commune, ce qui lui permet d’être considéré comme le porte-parole des Abbey à l’Assemblée nationale. Au sein du RHDP, il est membre de la commission stratégie.

Sa biographie dit qu’au « RDR, il est souvent incompris. Son franc parlé et son réalisme politique s’apparentent à un pied de nez aux caciques du parti. Loin des joutes verbales guerrières et haineuses, Adama Bictogo a toujours prôné la réconciliation, la justice et la paix ». Sa « bio » ajoute : « Ses talents de négociateur, la finesse et la pertinence de ses analyses politiques sont appréciées par tous. Les signataires de l’accord politique de Ouagadougou en ont bénéficié. A Ouagadougou, il a contribué à faire naître la confiance entre les deux camps et à rapprocher les positions souvent rigides. Un rôle admirable qui lui a valu d’être au centre du fonctionnement du processus de paix ivoirien. Sa vie politique est une lutte. Un combat pour un homme de conviction ».

Aujourd’hui, « l’homme de conviction » apparaît aussi comme un homme d’argent. « Faux, usage de faux, détournements de fonds, recel et complicité » accuse le procureur de la République. Bictogo a perdu son poste ministériel ; perdra-t-il son mandat de député ? Lui qui se vantait de « bénéficier d’un important réseau et appui au plan politique et relationnel dans le domaine des missions de prospection dans la sous-région » a d’ores et déjà perdu sa crédibilité.

* Pascal Airault et Pierre Boisselet sont les signataires de l’enquête publiée sur cette affaire par Jeune Afrique (20 mai 2012).

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique

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