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DEVELOPPEMENT EN AFRIQUE : "La Communauté apparait comme un réducteur d’incertitude"

Publié le lundi 21 février 2011 à 23h38min

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L’auteur du texte ci-dessous pose la problématique du développement en Afrique. Selon lui, l’échec du développement est imputable aux agents de développement eux-mêmes.

Les praticiens du développement sont désagréablement surpris de constater l’échec des actions de développement qu’ils ont menées en faveur des populations. Ils sont parfois traumatisés à la perception du décalage important entre les résultats attendus ou souhaités des populations cibles et leurs attitudes réelles. A qui la faute ? Dans la plupart des cas, l’échec est imputé à la mentalité des paysans ou, d’une manière générale, des populations. Elles refuseraient le progrès et le développement.

Je suis tenté de dire que l’échec des initiatives de développement est souvent imputable plutôt à nous, les agents de développement. Qu’est ce qui me fait dire cela ? En général, la plupart des agents de développement sont persuadés que pour réaliser le développement, il suffit, primo, de satisfaire les intérêts des populations. Cela passe nécessairement par l’identification des besoins. L’approche par les besoins semble ainsi être la plus probante à leurs yeux. Secundo, à l’image des sociétés occidentales, les sociétés africaines étaient tournées vers une logique de recherche du maximum de profit ou d’utilité ; par conséquent la rationalité était partout la même. Cette stratégie de développement me parait présenter des insuffisances.

Essayons d’analyser d’abord l’approche par les besoins telle qu’elle est opérationnalisée sur le terrain du développement. A priori, rien n’est plus flou, incertain, imprécis que la notion de besoin. Qu’est-ce donc qu’un besoin, qui définit les besoins de qui ? Comment s’exprime un besoin ? A l’adresse de qui ? Qui peut répondre clairement à la question : de quoi avez-vous besoin ? Et qui ne ferait pas varier sa réponse selon l’évaluation qu’il ferait du "type" de besoin que son interlocuteur serait prêt à satisfaire ?

Autrement dit, la conception selon laquelle il y aurait des besoins objectifs, communs à toute une population, que les représentants de celle-ci exprimeraient, et qui se dégageraient spontanément par effet de consensus lors des assemblées générales villageoises par exemple, besoins qu’il suffirait donc de "recueillir", ou d’"écouter", cette conception-là me paraît erronée. On sait en l’occurrence que c’est l’offre qui crée la demande. Les villageois interrogés par les experts, cadres et autres consultants venus "enquêter sur le terrain" expriment des besoins ou des "demandes" qui sont largement déterminés par ce qu’ils pensent que lesdits experts, cadres et consultants sont prêts à leur offrir.

L’identification des besoins n’est dès lors qu’une procédure faisant légitimer leurs présupposés par des paysans, sous-forme de besoins recueillis par des enquêtes hâtives. Que d’études de milieu bâclées, d’impressions hâtives transformées en certitudes "issues du terrain", d’entretiens avec un seul informateur baptisés "connaissance d’une culture", de réunions villageoises semi-officielles devenues "analyse du terrain" ! Mais les acteurs du développement semblent avoir plus de problèmes avec la rationalité des sociétés africaines. A priori, il y a, en effet, de quoi dérouter plus d’un agent de développement sur ce sujet. Les exemples ne manquent pas.

Les praticiens du développement constatent avec surprise que les consommateurs de produits alimentaires réagissent moins à la logique des prix qu’à des motivations socioculturelles et ethniques. Ils relèvent aussi que les paysans n’accroissent pas forcément leur production lorsque le prix de vente d’une denrée alimentaire augmente. On peut s’apercevoir encore que l’augmentation des salaires ne se traduit pas nécessairement par une augmentation du travail ("ils travaillent moins quand on les paye plus"). Souvent, les individus n’ont recours au travail salarié que de manière ponctuelle, pour assurer une grosse dépense (payer une dot, par exemple). Les parents cherchent à avoir un grand nombre d’enfants, même s’ils n’ont pas la possibilité de leur donner une formation et un emploi.

Dans certaines régions, on accumule du bétail plus pour des raisons rituelles que pour assurer une production et une consommation régulières. Les agents économiques semblent peu prévoyants : ils dépensent leurs revenus ou placent leur argent dans des tontines à retour rapide. Ils amortissent peu leurs équipements. Ils ne font pas leur choix en fonction de leurs seules préférences et de leurs revenus, mais sont pris dans un réseau d’obligations de redistribution à leur famille et à des dépendants qui pèse sur eux, mais leur permet aussi de "se débrouiller" lorsqu’ils ont besoin d’argent. L’excision qui est pourtant reconnue néfaste pour la santé des filles et des femmes ne semble pas s’essouffler sous le poids des ans, et ce, en dépit de la dégradation des schémas initiatiques.

On pourrait ainsi ajouter d’autres comportements a priori non rationnels, et attribuer la responsabilité de l’échec relatif des politiques de développement qui caractérise le continent africain aux populations africaines.

Mais en y réfléchissant, nous nous sommes demandé si ce qui nous arrive, à nous, les spécialistes du développement, n’est pas dû au fait que nous nous faisons des images erronées des sociétés africaines pour lesquelles nous consacrons nos énergies et nos intelligences et que, par conséquent, nous en avons des représentations biaisées. Nous nous sommes posé en l’occurrence la question suivante : si les gens n’agissent pas comme on s’attend à ce qu’ils le fassent, est ce que ce n’est pas parce qu’ils ont de bonnes raisons pour cela ? Autrement dit, est ce que les logiques des populations sont celles des agents de développement ?

A mon avis, ce que nous, les acteurs du développement, ne percevons pas, c’est ce que D. M. Etunga (1991) appelle l’incompatibilité entre la représentation africaine du monde et la raison occidentale, avec ses corrélats socio-économiques : individualisme, sens de l’organisation, productivité, accumulation. Ce qui caractérise les sociétés traditionnelles, c’est, me semble t-il, l’indistinction entre le sacré et le profane. Les activités, quelles soient économiques ou sociales semblent soumises au rite. L’univers de l’animisme semble reposer sur un lien étroit entre l’Homme et la nature, à travers des notions de force vitale. Les ancêtres sont supposés vivre en symbiose avec les vivants. Le futur de l’existence serait moins valorisé que l’au-delà. A la limite, c’est comme si on préferait investir dans le tombeau, car on meurt pour l’éternité, plutôt que dans les biens matériels, puisque la vie est éphémère.

Dès lors, l’acte économique semble avoir une place secondaire. L’usage profane d’un bien importe moins que son usage sacré. Le temps des activités traditionnelles l’emporte sur le temps productiviste. Comme l’a montré Claude Levi-Strauss, "la société apparaît comme un système de relations symboliques avant d’être un système d’échanges onéreux. L’"irrationalité" économique semble donc liée à la priorité donnée à la dimension symbolique des actes. La valeur des Hommes et des relations interpersonnelles l’emporterait sur celle des choses. Pour un auteur comme Hyden, les comportements des africains obéiraient à une logique d’économie affective, où l’entente réciproque est fondée sur les liens de parenté, d’origine ou de religion.

L’improductivité des sociétés africaines s’expliquerait ainsi par la captation du surplus dans les filets sociaux. Produit dans un univers marchand, le surplus se dissout dans l’univers des obligations traditionnelles. Ce qui est vertu dans une logique communautaire –la polygamie, la solidarité, le respect des ancêtres-devient vice dans une logique d’efficience : népotisme, clientélisme, tribalisme.

Et puis, peut-on vraiment dire que les comportements des africains ne sont pas rationnels, qu’ils ne sont donc pas utilitaristes ? Cela ne me paraît pas évident. On peut trouver une logique à pratiquer des cultures extensives plutôt qu’à les intensifier, ou à diversifier son portefeuille au lieu de le spécialiser. Je prends quelques exemples. Les paysans n’accroissent pas forcément leur production lorsque le prix de vente d’une denrée alimentaire augmente parce qu’ils préfèrent "ne pas mettre tous les œufs dans le même panier" en diversifiant leurs cultures vivrières et commerciales, même s’ils subissent ainsi un manque à gagner évident. La technique de culture sur brûlis, qui demande peu de soins mais beaucoup d’espace, peut être considérée comme rationnelle si le facteur rare est le travail, et non la terre. La consommation collective du bétail sacrifié peut aussi être considérée comme la meilleure manière de profiter d’un bien périssable.

De la même façon, une fécondité élevée peut, dans ce contexte, être logique : c’est un moyen de produire de la force de travail et de s’assurer une vieillesse tranquille… Ce qui semble échapper aux praticiens du développement, c’est cette logique de "nos parents du village". Elle est celle d’un univers incertain, caractérisé par l’instabilité économique, la faible espérance de vie, l’insécurité, et la précarité. Dans un tel univers, il va sans dire que les paysans privilégient à la fois le court terme du marché, les solidarités communautaires et les investissements intergénérationnels. Privilégier l’immédiat sur le long terme, amène, entre autres, à faire des choix qui laissent ouverts le plus grand nombre d’options futures.

Pas bête, vous ne trouvez pas ? Nous ne sommes pas sûr que nous abordions souvent les populations cibles avec le respect et la considération nécessaires. Sans doute inconsciemment, nous passons pour être les détenteurs du savoir, et nos vis-à-vis, des ignorants. De mon point de vue, c’est un mauvais départ dans la recherche d’un changement de comportement.

Du reste, à y réfléchir, est ce que la rationalité n’est pas contextuelle ? Elle pourrait dépendre des informations dont disposent les populations, ainsi que des conditions permettant leur vie ou leur survie. Les contraintes de progrès, de productivité et d’accumulation ne sont pas les mêmes dans les sociétés de concurrence que dans les économies de rente. Dans ces dernières, l’enrichissement se fait par la ponction et par le prélèvement davantage que par la création de richesses.

L’investissement dans l’au-delà varie en proportion inverse de l’espérance de vie. Dans un tel cadre, les logiques d’entraide communautaire et de redistribution semblent d’autant plus fortes qu’il n’existe pas de prise en charge des non productifs par des systèmes de sécurité sociale. L’horizon du long terme semble être celui des appartenances communautaires. La communauté apparait comme un réducteur d’incertitude. Les règles de fonctionnement des tontines permettent de réaliser un décaissement immédiat face à un évènement aléatoire. Les mécanismes de prestation/redistribution sont considérés comme un système d’assurance. Enfin les familles valorisent également le futur lointain en se sacrifiant pour leurs enfants : les investissements démographiques pourraient s’expliquer dans ce contexte.

Mais il y a un problème, un gros problème. Si ces comportements qu’on peut considérer comme atypiques sont rationnels au niveau de l’individu, ils peuvent cependant produire, au niveau collectif, des effets pervers. Par exemple, l’investissement dans la société des enfants, fondé sur une attente rationnelle de rentabilité pour la cellule familiale, peut mener à une inflation des diplômes et à une scolarisation trop élevée par rapport aux capacités de financement et d’emploi des élèves. De même, la fécondité élevée conçue comme une assurance vieillesse est logique au niveau de la famille, mais contribue, au niveau global, à une explosion démographique dont les effets sont négatifs.

L’agriculture extensive est également un choix de l’individu : elle permet de minimiser les risques et d’économiser de la force de travail. Mais elle accentue la dégradation des écosystèmes. Ainsi, les paysans et pasteurs sahéliens "détruisent leur environnement pour tenter de retarder leur propre destruction." Enfin, les réponses logiques des producteurs aux incitations des prix peuvent conduire à des effets pervers, par exemple, lorsque l’excès de l’offre agricole se traduit par une chute des prix. Que faire dans ce cas ?

Nous n’avons pas de solution. Mais peut être que les propos de Jean Pierre Olivier De Sardan pourraient nous inspirer dans la recherche de pistes de solution à notre problème ? Cet auteur dit ceci, en substance, dans un de ses ouvrages : toute résistance à une innovation a ses raisons et sa cohérence, qu’elles soient d’ordre stratégique ou représentationnelle. Elles sont normales, c’est-à-dire qu’elles peuvent s’expliquer, se comprendre. Seule cette compréhension de l’intérieur (c’est-à-dire du point de vue des utilisateurs) peut fournir le moyen de surmonter ces résistances. Le critère d’une bonne compréhension-explication de "l’intérieur" consiste au fond à être capable de dire : "moi aussi à leur place, je ferai de même et voici pourquoi !". La maîtrise de ce type de compréhension –explication devrait être un objectif central de toute institution de développement. Mais de telles compréhensions-explications ne peuvent surgir spontanément et ne relèvent pas de l’intuition, sous peine de retomber dans les stéréotypes.

Il faut les rechercher par une enquête socio-anthropologique appropriée. Le même auteur ajoute, en substance, que toute innovation réussie (adoptée) est le produit d’une négociation invisible et d’un compromis de fait entre les divers groupes d’opérateurs de développement et les divers groupes d’agents sociaux locaux, et non le signe d’un triomphe de la logique technico-scientifique et économique des concepteurs. Nous, nous ne sommes pas un penseur. Aussi, nous nous contenterons d’attirer l’attention de nos pairs praticiens du développement sur la nécessité d’avoir constamment à l’esprit que le problème en ce qui concerne le développement est de comprendre comment le monde se transforme, plutôt que de prétendre le transformer sans se donner les moyens de le comprendre.

Nous pensons que nous devons faire attention à ne pas plaquer volontairement ou de façon latente une grille d’interprétation. La démarche devrait consister à invoquer le poids des déterminants sociaux et la diversité des cultures. C’est à partir de l’écoute de l’objet et sous tous les angles les plus variés que devrait apparaître une lecture possible et significative de la nature des pratiques observées et des significations qu’elles suscitent. Au demeurant, cela implique de la part de l’acteur de développement d’être capable de remettre en question sa pratique professionnelle du développement en vue de la remettre en perspective. Bonne et heureuse année 2011 à tous les travailleurs et les lecteurs du journal "Le pays".

Serges Gaétan COMBARY Directeur provincial de l’Action sociale et de la solidarité nationale de la Tapoa/Diapaga

Le Pays

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Vos commentaires

  • Le 22 février 2011 à 17:10 En réponse à : DEVELOPPEMENT EN AFRIQUE : "La Communauté apparait comme un réducteur d’incertitude"

    Bonjour Monsieur,

    Votre article est pertinent à plus d’un titre.

    Il mérite d’être enseigné à tous les acteurs du développement. Je prétends en être un, et je me retrouve parfaitement dedans. En tant que citoyen ayant des parents au village aussi, et des parents en ville qui sont quasiment de mentalité de village (sans être péjoratif).

    Bon courage

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