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AFFAIRE HISSEIN : Contribution à la formation d’une jurisprudence africaine

Publié le jeudi 13 janvier 2011 à 01h57min

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Hissein Habré

L’auteur de l’analyse ci-dessous, s’inspirant de l’affaire de l’ancien président tchadien, Hissein Habré, ébauche quelques idées pouvant contribuer à la formation d’une jurisprudence africaine des droits de l’Homme.

La Cour de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), statuant en matière de droits de l’Homme, vient de rendre dans l’affaire opposant l’ancien président du Tchad, Hien Habré, à l’Etat du Sénégal trois décisions d’importance pour la communauté des juristes, l’ensemble des résidents de la CEDEAO, et plus largement le continent africain. L’importance de ces jugements dépasse le contexte tout à fait extraordinaire qui avait conduit le président Habré à saisir cette juridiction en 2008, alléguant de nombreuses violations des droits de l’Homme commises à son encontre par l’Etat du Sénégal, pays qui l’avait accueilli en 1990, au lendemain du coup d’Etat conduit par Idriss Déby, et où il bénéficiait du statut de réfugié politique. Saisi par plusieurs citoyens tchadiens et une association de défense d’une plainte avec constitution de partie civile pour des faits qualifiés de crimes contre l’humanité et d’actes de torture, la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar en 2000 puis la Cour de cassation sénégalaise en 2001 avaient décidé d’annuler la procédure intentée à l’encontre du président Habré. Les parties civiles soutenaient que la Convention de New York contre la torture est une convention "self executing" et ne nécessitait pas de transposition en droit interne pour la mise en œuvre de poursuites pénales et que le crime contre l’humanité reconnu comme tel par les nations civilisées pouvait également justifier les poursuites et ce, même si ce crime n’était pas reconnu en droit sénégalais.

Conformément à des jurisprudences nationales constantes de plusieurs pays européens, les juridictions sénégalaises, appuyées par le Parquet sénégalais qui avait même relevé la prescription des faits allégués de torture, avaient rejeté l’argumentation des parties civiles s’appuyant sur le principe de légalité des peines et des délits dans des décisions qui avaient acquis l’autorité de la chose jugée. Quelques années plus tard, dans le cadre d’une nouvelle procédure initiée en Belgique par des Tchadiens ayant acquis fort opportunément la nationalité belge, la demande d’extradition formée par la Belgique avait été également rejetée par la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar en 2005, s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour internationale de justice (CIJ), et statuant en conformité avec les réquisitions du Parquet sénégalais qui, reprenant l’économie des jurisprudences susvisées, avait même considéré que les poursuites engagées en Belgique sur la base de suppositions de plaignants, animées de préoccupations politiques, n’apparaissaient pas fondées, et également relevé l’irresponsabilité pénale du président Habré. Les raisons qui ont conduit le président Wade, garant de la Constitution sénégalaise, de l’indépendance de la Justice, de l’autorité des décisions de justice et de la sécurité des justiciables, à remettre en cause les décisions rendues par ces juridictions - à mettre de facto et sans titre judiciaire le président Habré en résidence surveillée depuis 2005, lui retirant son passeport et interdisant tout déplacement à l’étranger- à porter l’affaire devant les chefs d’Etats de l’Union africaine ont suscité et suscitent toujours nombre d’interrogations.

L’objet du présent article n’est pas de les commenter mais de constater une intervention politique nationale dans la sphère judiciaire et la saisine tout aussi curieuse d’une autorité politique continentale qui n’a certes aucune compétence en matière de justice. Il n’en demeure pas moins que dans des conditions fort peu transparentes, le président Wade obtint en 2006, de l’Union africaine, une bien étrange décision aux termes de laquelle "le dossier Hissein Habré était comme le dossier de l’Union africaine" et "qu’en l’état actuel, l’Union africaine ne disposant d’aucun organe judiciaire en mesure d’assurer le jugement de Hissein Habré,….. la République du Sénégal était mandatée de poursuivre et de faire juger, au nom de l’Afrique, Hissein Habré par une juridiction sénégalaise compétente avec les garanties d’un procès juste". Parmi les signataires de cette décision figurait bien évidemment en première ligne, outre l’Etat du Sénégal, le Tchad de Idriss Déby et la Lybie de Harammar Kadhafi, l’homme que le président Habré avait bouté hors du Tchad à la suite d’une cinglante défaite militaire, parvenant ainsi à rétablir la souveraineté du Tchad sur la totalité de son territoire. Dans le contexte des conflits ayant surgi sur le continent africain depuis la fin des années 80, on pourra se demander ce qui avait, dans l’affaire tchadienne, plus particulièrement attiré l’attention de l’Union africaine pour qu’elle puisse conférer -ce qui n’était certes pas dans ses pouvoirs- un tel mandat à l’Etat du Sénégal, et surtout en le limitant à la seule personne d’un des protagonistes ayant participé au conflit tchadien. Quelques semaines avant cette décision, le Comité contre la torture des Nations unies avait constaté, sur la saisine des mêmes plaignants, que l’Etat du Sénégal n’avait pas rempli ses obligations internationales en ne transposant pas la Convention de New York contre la torture, puis ignorant les décisions rendues au Sénégal et leur autorité, et sans égard aux moyens de défense d’Hissein Habré absent de cette procédure, avait recommandé que ce dernier soit poursuivi par les juridictions sénégalaises.

Depuis lors, le pouvoir sénégalais avait poursuivi l’exécution de ce mandat et mis en place un mécanisme conduisant à un nouveau procès du président Habré, modifiant son Code pénal, son Code de procédure pénale, supprimant le jury d’assises, modifiant surtout sa Constitution aux fins d’introduire une exception au principe de non-rétroactivité du droit pénal, créant un comité ad hoc composé de fonctionnaires et de juristes chargés de déterminer l’étendue des poursuites, désignant des juges d’instruction chargés d’instruire un dossier en l’absence de tout réquisitoire du Parquet, recherché des financements extravagants de près de 48 milliards de francs CFA auprès de donateurs intéressés (comme la France, la Belgique ou le Tchad), à tel point que l’agenda financier du procès avait largement pris le pas sur son équité, alors même que par ailleurs, le Tchad, après avoir monté de toutes pièces le dossier d’accusation, prenait des mesures visant à assurer toute impunité à Idriss Déby, tout en fournissant à certaines ONG des éléments à charge obtenus en dehors de tout cadre judiciaire et facilitant aussi le travail de ces dernières auprès des éventuels témoins à charge du procès à venir. En d’autres termes, c’était un exemple de procès juste mené par le système judiciaire sénégalais (avec l’assistance du Tchad) que les mêmes ONG dénoncent par ailleurs comme étant tout deux particulièrement corrompus, et financé par des bailleurs qui réduisent parallèlement leur assistance au Sénégal au fur et à mesure de la dénonciation de la mal gouvernance dont souffre ce pays. La Cour de la CEDEAO par les décisions qu’elle vient de rendre à trois reprises est venue briser l’édifice construit par le pouvoir sénégalais avec l’appui de l’ensemble de ces acteurs aux intérêts étrangement convergents.

1. Le droit des tiers à intervenir devant les juridictions des droits de l’Homme

Les parties civiles (qui avaient initié les procédures au Sénégal et en Belgique) ont tenté de s’immiscer dans le cadre de la procédure opposant le président Habré à l’Etat du Sénégal, bien que leur demande ait été rejetée par la Cour. L’arrêt rendu le 17 novembre 2009 consacre le droit des tiers à intervenir devant la juridiction des droits de l’Homme, saisine pourtant réservée aux Etats par l’article 21 du Protocole A/P1/7/91 sur la Cour de justice du 6 juillet 1991. De fait, la Cour a estimé que le "droit au recours, au regard de la valeur d’obligation erga omnes des droits fondamentaux de l’Homme affirmés dans plusieurs conventions de portée universelle et régionale, ne peut souffrir de limitation tendant à le rendre ineffectif" et que dès lors, "le droit de saisir la Cour étant reconnu et consacré au profit des personnes, par les amendements intervenus en 2005, le droit d’intervention, corollaire et accessoire du droit principal de saisir, aurait dû être expressément consacré par lesdits amendements". Le droit de saisir au principal et le droit d’intervenir, quoique distincts, constituent des modalités d’exercice du droit au recours". "Dès lors, la Cour est d’avis que toute personne physique ou morale, lorsqu’elle estime que la solution d’un litige dont la Cour est saisie est susceptible de porter atteinte à ses intérêts, peut, sur requête, intervenir au différend". C’est une décision fondamentale de la Cour car indépendamment des violations des droits de l’Homme commises par un Etat membre de la CEDEAO à l’encontre d’un de ses ressortissants, les actes ou procédures engagés par cet Etat peuvent influer sur le sort des actions initiées par des tiers en raison des faits reprochés à ce ressortissant.

Cependant, dans le cadre de la procédure opposant le président Habré à l’Etat du Sénégal, ce droit n’a pas été consacré car la Cour a estimé "que les demandeurs à l’intervention avaient initié plusieurs procédures devant diverses juridictions et que lesdites procédures, encore en cours, offraient des garanties pour leurs droits au recours……" et que dès lors, la solution au litige n’était pas susceptible de porter atteinte à leurs intérêts. De fait, la Cour soulignait implicitement que ces mêmes intervenants étaient bien à l’origine des plaintes qui avaient d’ores et déjà été jugées par les juridictions sénégalaises, alors que celles déposées en Belgique étaient toujours en cours. On pourrait ajouter que dans la présente affaire, les modalités et le bien fondé de l’intervention des parties civiles, dont la légitimité avait été contestée en son temps par l’Etat du Sénégal lui-même, suscitaient de nombreuses réserves. Les liens tissés entre certaines ONG ou leurs représentants, œuvrant non sans conflits d’intérêts, et bien loin de leurs statuts, et le pouvoir tchadien, voire les déclarations de certains de ces mêmes représentants qui n’hésitaient pas à affirmer que le président Habré était présumé coupable ( ), ces liens préjugeaient largement du résultat de ce procès que l’on disait juste.

2. Le conflit potentiel de juridiction entre la Cour de la Justice de la CEDEAO, le Comité contre la torture des Nations unies et l’Union africaine

L’Etat du Sénégal avait soutenu par ailleurs que la requête du président Habré était irrecevable au motif que l’affaire avait été portée devant le Comité des droits de l’Homme des Nations unies. La Cour rejette cet argument en distinguant clairement la nature des obligations internationales (transposition de la Convention contre la torture) que l’Etat du Sénégal avait violées selon le Comité contre la torture et les violations par le pouvoir sénégalais des dispositions de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples, dont l’examen n’est pas de la compétence du Comité ; au demeurant, le Comité n’est pas une juridiction et ne peut émettre que des recommandations ; relevons d’ailleurs à cet égard que de façon tout à fait extraordinaire, en l’absence de tout respect du contradictoire, et dans l’ignorance totale de la portée juridique des décisions rendues par les juridictions sénégalaises, le Comité avait considéré que "L’Etat partie -le Sénégal- était en outre tenu, conformément à l’article 7 de la Convention, de soumettre la présente affaire à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale". La Cour relève par ailleurs que l’Etat du Sénégal -second motif d’irrecevabilité- avait soutenu que "l’Union africaine avait déclaré que l’affaire Hissein Habré relevait de sa compétence et donné mandat à l’Etat du Sénégal de le juger".

La Cour rejette également cet argument en soutenant que "l’Union africaine n’est pas une Cour internationale, au sens où l’on entend cette expression, car sa mission n’est pas d’administrer la justice et singulièrement la justice internationale". La portée de cette décision est tout aussi fondamentale au regard des développements ultérieurs de la jurisprudence de la Cour. En contrant l’argument de la compétence de l’UA sur l’affaire Hissein Habré, la Cour critique en effet implicitement l’ingérence d’un organe politique - la Conférence des chefs d’Etat - dans la sphère du judiciaire et, de facto, le mandat conféré et la procédure conduisant à conférer à un Etat le mandat de juger. En soulignant que l’Union africaine ne peut ni rendre la justice, ni même l’administrer (en l’espèce donner un mandat), elle remet en cause directement les bases légales du mandat conféré et sa mise en œuvre comme fondement légal des poursuites. Cette jurisprudence très ferme n’est en définitive que la traduction des principes de séparation des pouvoirs chers à Montesquieu que le Protocole A/SP1/12/01 sur la démocratie et la bonne gouvernance de la CEDEAO a confirmés. Elle constitue aussi un bouclier de protection pour les juges nationaux de l’espace CEDEAO.

3. La condamnation du mandat confié à l’Etat du Sénégal

Dans sa dernière décision du 18 novembre 2010, la Cour, s’appuyant plus particulièrement sur les dispositions de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples du 27 juin 1981 et du Protocole additionnel de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance signé à Dakar le 21 décembre 2001, a condamné les violations des droits de l’Homme perpétrées par le pouvoir sénégalais. Elle a "constaté l’existence d’indices concordants de probabilité de nature à porter atteinte aux droits de l’Homme de Monsieur Hissein Habré sur la base des réformes constitutionnelle et législatives opérées par l’Etat du Sénégal, dit qu’à cet égard l’Etat du Sénégal doit se conformer au respect des décisions rendues par ses juridictions nationales, notamment au respect de l’autorité de la chose jugée et en conséquence, ordonné à l’Etat du Sénégal le respect du principe absolu de non rétroactivité des lois pénales".

La Cour a noté plus particulièrement « qu’en dépit des dénégations de pure forme du défendeur, et au delà de la justification de la mise en conformité de sa législation nationale avec ses engagements internationaux, l’Etat du Sénégal semble méconnaître gravement les dispositions de l’article 7.2 de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples et de l’article 11.2 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme qui interdisent la rétroactivité d’une disposition d’ordre pénal". La Cour a ainsi condamné sans détours une entreprise qui a eu pour effet de modifier la Constitution d’un pays, non pour se mettre en conformité avec ses obligations internationales, mais pour juger un homme et un seul pour l’ensemble des évènements survenus au Tchad de 1982 à 1990. Elle a également rétabli l’autorité bafouée des plus hautes juridictions sénégalaises en 2001 et 2005. De ce fait, la politique a été chassée du prétoire. Que faut-il en conclure, sinon que la procédure engagée contre M. Hissein Habré par l’Etat du Sénégal est définitivement clôturée, et que les conditions même d’exécution par le pouvoir sénégalais du mandat confié par l’Union africaine l’ont définitivement écarté de l’exercice de tout œuvre de justice ?

4. La notion de victime potentielle des droits de l’Homme

En condamnant l’Etat du Sénégal, la Cour a rejeté l’argumentation développée par le pouvoir sénégalais, qui ignorant l’autorité des décisions rendues, soutenait que Hissein Habré ne pouvait se plaindre de modifications législatives et constitutionnelles abstraites qui ne le concernaient en rien puisqu’il n’avait même pas été mis en examen au Sénégal, les violations alléguées relevant de la simple hypothèse d’école. Bien plus, la Cour a relevé que "le risque d’une violation future confère à un requérant la qualité de victime d’une violation de la Convention" dès lors "qu’il produit des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de la réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement", de simples suspicions ou conjectures étant insuffisantes à cet égard". Et de fait, en l’espèce, la Cour va relever l’ensemble de ces indices concrétisés dans le fait que "l’Etat du Sénégal a sollicité et obtenu de l’Union africaine un mandat pour poursuivre et juger Monsieur Hissein Habré au nom de l’Afrique par une juridiction compétente avec les garanties d’un procès juste". La Cour relèvera en plus que pour exécuter un tel mandat donné par l’Union africaine, l’Etat du Sénégal, dont la justice a déjà eu à constater par des décisions devenues définitives, l’absence d’incriminations dans l’ordre juridique interne des faits pour lesquels l’Union africaine a donné mandat au défendeur, va user des nouvelles dispositions constitutionnelles et législatives dont la rétroactivité est critiquée par le requérant.

Un fait non moins important est le fait que l’Etat du Sénégal aurait procédé à la désignation d’un juge d’instruction pour instruire dans la procédure à suivre contre M. Hissein Habré et aurait reçu une partie des fonds destinés à couvrir les frais du procès. Il est aussi déterminant que le passeport de M. Hissein Habré lui aurait été retiré, et qu’il est mis en résidence surveillée et interdit de quitter le territoire du Sénégal. La Cour note ainsi que "tous ces éléments de préparation exceptionnels, énumérés par M. Hissein Habré, montrent clairement qu’il y a des indices raisonnables et convaincants de probabilité de réalisation d’actions de la part du défendeur dirigées contre M. Hissein Habré en vue de le poursuivre sur la base des textes amendés". Ce qui constituerait une violation des articles 7.2 et 11.2 de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples et de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, notant d’ailleurs par référence à la doctrine de la non- rétroactivité en Common Law que celle-ci reconnaît le fait qu’une violation potentielle invoquée équivaut à une violation réelle et qu’il n’est pas nécessaire de constater qu’elle a eu lieu déjà telle que le prévoit l’article 9.4 du Protocole additionnel de la Cour.

La Cour poursuit en soulignant que "la condition préalable exigée étant que les circonstances soient raisonnables et probables de réalisation au point que si elles ne sont pas arrêtées, la violation redoutée aura lieu, (cf. Black’s Law Dictionary, page 1317, on retroactive law) / Case Barbieri v. Morris Mo. 315 S.W. 2d 711,714)". On en déduit donc que les circonstances en l’espèce sont raisonnables et probables et visent le requérant, le rendant victime de la violation de son droit à la non-rétroactivité et à l’autorité de la chose jugée en cas de poursuite judiciaire contre lui par le pouvoir sénégalais sur la base des réformes nouvelles. Par cette décision, la Cour, qui peut déjà être saisie, sans même que n’aient été épuisées l’ensemble des voies de recours disponibles au niveau national, affirme un principe fort, celui de la possibilité de sa saisine en cas de violation potentielle des droits de l’Homme, pour autant, que des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de la réalisation d’une violation, soient démontrés. Cette décision confère à la Cour de facto un rôle majeur, non plus tant dans la sanction des violations que dans la prévention de celles-ci. L’œuvre de justice cède ici la place à l’œuvre préexistante de respect des droits au bénéfice de l’équité et de la sécurité de tous les justiciables. Justice et paix civile sont enfin réunies !

5. L’Afrique et ses juges

Ces décisions rendues par la Cour de justice de la CEDEAO ne sauraient étonner car elles sont conformes aux décisions rendues par toutes les juridictions nationales des nations civilisées.

Toutefois, les récents conflits qui se sont développés sur le continent africain ont suscité la création de juridictions internationales ou spéciales.

Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies, le Conseil de sécurité avait décidé de créer un tribunal international chargé uniquement de juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes ou violations commis sur le territoire d’États voisins, entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994. Le Conseil de sécurité a, par ailleurs, autorisé la création d’un Tribunal spécial indépendant pour la Sierra Leone, chargé de poursuivre les personnes qui portent la responsabilité la plus lourde des violations graves du droit international humanitaire et du droit sierra-léonais commis sur le territoire de la Sierra Leone depuis le 30 novembre 1996.

L’Union africaine a plus récemment critiqué la Cour pénale internationale (CPI) ou les juridictions nationales de pays européens pour avoir mené des enquêtes, voire émis des mandats d’arrêt à l’encontre de personnalités, y compris des chefs d’Etat en exercice, à l’occasion de la commission sur le continent de crimes internationaux ou de violations particulièrement graves du droit humanitaire. Au demeurant, lors des 10e et 11e sessions de la troïka ministérielle UA-UE, "les ministres avaient convenu de mettre en place un groupe d’experts techniques ad hoc pour clarifier les compréhensions des deux parties du principe de compétence universelle, et en faire rapport… » Le groupe d’experts techniques ad hoc consultatif avait notamment souligné dans son rapport d’avril 2009 que « les autorités judiciaires nationales compétentes en matière pénale qui envisagent d’exercer la compétence universelle à l’égard de personnes soupçonnées de crimes graves de portée internationale sont juridiquement tenues de prendre en compte toutes les immunités dont peuvent jouir les responsables d’État étrangers en vertu du droit international et ont par conséquent l’obligation de s’abstenir de poursuivre les responsables qui bénéficient de telles immunités ». Cette recommandation était en définitive conforme à la jurisprudence sénégalaise qui avait rejeté la demande d’extradition formée par la Belgique.

L’Union africaine s’interroge d’ailleurs sur la fusion possible de la Cour de l’Union africaine et de la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples avec la création d’une chambre spéciale pour juger des crimes internationaux les plus graves. Qui peut d’ailleurs penser que le statut de cette Cour, validé par les dirigeants de l’UA, remettrait en cause, à l’inverse du statut de la CPI, le sacro saint principe de non-rétroactivité ? Mais cette cour n’est pas encore créée et nous en sommes toujours confinés au constat de l’Union africaine de 2006 ci-dessus rappelé suivant lequel « en l’état actuel, l’Union africaine ne dispose d’aucun organe judiciaire en mesure d’assurer le jugement de Hissein Habré". La seule différence notable est qu’aujourd’hui, en vertu de la décision de la Cour de justice de la CEDEAO, les juridictions sénégalaises sont disqualifiées. L’Histoire n’a pas gardé la trace de la condamnation par la communauté internationale, la France ou l’Union africaine du coup d’Etat perpétré par Idriss Déby Itno. Elle ne se souvient pas davantage de la détermination de ces différents acteurs en faveur de la création au lendemain de ce coup d’Etat d’une juridiction internationale pour le Tchad ou de l’amorce d’un processus de vérité et de réconciliation nationale dans ce pays.

Ceux qui souhaitent aujourd’hui le jugement de Hissein Habré et de lui seul semblent étrangement silencieux quand il s’agit de dénoncer ou de faire juger les crimes graves commis au Tchad depuis plus de 20 ans. C’est dans ce contexte si difficile qu’il convient d’analyser la décision de la Cour de justice de la CEDEAO. Contrairement à ce qui a été soutenu ici et là, la Cour de justice de la CEDEAO n’a certes pas donné au pouvoir sénégalais, par sa décision du 18 novembre 2010, le mandat de constituer une juridiction ad hoc. En d’autres termes, au mandat de l’UA ne s’est pas substitué un mandat de la Cour de justice de la CEDEAO qui n’en avait d’ailleurs pas le pouvoir. La Cour a simplement "dit que le mandat reçu par lui de l’Union africaine lui - l’Etat du Sénégal - confère plutôt une mission de conception et de suggestion de toutes modalités propres à poursuivre et faire juger dans le cadre strict d’une procédure spéciale ad hoc à caractère international telle que pratiquée en droit international par toutes les nations civilisées".

En réduisant la mission de l’Etat du Sénégal au plan conceptuel et non de mise en œuvre d’un jugement, la Cour a fait œuvre de compromis tout en réitérant les principes qui l’avaient conduit à écarter la compétence du système judiciaire sénégalais. Elle n’a pas manqué de rappeler que « la coutume internationale a pris l’habitude dans de telles situations de créer des juridictions ad hoc ou spéciales ». L’Etat du Sénégal ne serait donc plus chargé que de « proposer au mandant (l’Union africaine) les formes et modalités de mise en place d’une telle structure sinon, toute autre entreprise de l’Etat du Sénégal en dehors d’un tel cadre violerait le principe non-rétroactivité de la loi pénale, consacré par les instruments internationaux relatifs aux droits de l’Homme comme étant un droit intangible ». Aux termes de la décision de la Cour, l’Etat du Sénégal, condamné et privé du droit de juger n’a donc d’autre solution que de remettre son mandat à l’Union africaine.

Celle-ci décidera -t-elle pour autant de créer un tribunal international, ad hoc ou spécial pour le Tchad ? A la différence des modalités de création qui ont présidé à la création des tribunaux internationaux pour l’Afrique (relevant du Conseil de sécurité des Nations unies), verra-t-on l’organisation de la Conférence des chefs d’Etat de l’UA, composée des principaux chefs d’Etat impliqués dans le conflit du Tchad, décider de la création d’un tribunal dont ils seraient les premières cibles ? Tel est bien le message de la Cour ! Idriss Déby Itno l’a tellement bien compris qu’il vient d’envoyer ses sbires avec pour mission de se constituer partie civile au nom de l’Etat tchadien devant les juridictions sénégalaises, ajoutant, si cela été encore possible, une indignité supplémentaire à la farce judiciaire orchestrée à l’encontre du président Habré.

Ce message dépasse et de loin les difficultés matérielles d’organisation d’une telle structure d’ailleurs pointées par le représentant de l’ONG Human Rights Watch, Reed Brody, qui, tout en souhaitant que "le Sénégal présente un cadre juridique plus adapté, plus efficace et moins coûteux pour que le procès ait enfin lieu", qualifie "la décision de la Cour de justice de la CEDEAO de "jugement stupéfiant", ajoutant "cette décision de la CEDEAO pourrait, à la limite, relever de la farce",- les juges apprécieront - "si elle ne prolongeait pas de plusieurs mois, voire des années, l’agonie des victimes qui se battent depuis 20 ans pour trouver une juridiction qui veuille bien juger cette affaire", précisant que "le problème est que "ces tribunaux internationaux et hybrides coûtent plus de 70 millions d’euros" (soit 45,5 milliards de francs CFA) » et aussi qu’« un tribunal entièrement nouveau devrait affronter d’énormes obstacles en termes de volonté politique et de délai ». En outre, M. Brody indique « que le défi majeur sera de créer un tribunal qui satisfasse les critères énoncés dans la décision de la Cour de justice de la CEDEAO".

De fait, la Cour après avoir critiqué le mandat dans sa seconde décision, puis les conditions de son exécution plus récemment, rappelle l’Union africaine aux objectifs de sa mission ; l’UA n’est ni une juridiction, ni chargée d’administrer la justice et si elle souhaite, dans le droit fil des critiques émises contre les dérives de la CPI qu’elle dénonce, lutter contre l’impunité, elle ne saurait le faire en dehors du respect du droit. De ce point de vue, et indépendamment de la structure envisagée, aucune juridiction ne saura ignorer les dispositions de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples en matière de non-rétroactivité ou de respect de l’autorité de la chose jugée. Car, il ne saurait en effet être question pour la Cour, en affirmant la nécessité d’une justice au niveau du continent africain, de sacrifier aux principes fondamentaux d’équité qui doivent la gouverner.

C’est bien la partialité du mandat, confié par l’Union africaine sous la pression de ceux-là même qui ont été les ennemis d’hier. et qui ont violé jusqu’à ce jour tous les principes de justice internationale et de bonne gouvernance, qui est sanctionnée par la Cour ! Voilà de vrais questions que le représentant de l’UA, Robert Dossou, président des éminents juristes qui avaient contribué par leurs conseils avisés à orienter l’Etat du Sénégal dans les violations des droits de l’Homme aujourd’hui condamnées par la Cour, toujours conseiller et « grand argentier » de l’UA dans cette affaire, semble toujours ignorer, considérant que « l’Union africaine n’est nullement concernée par cette décision de la CEDEAO ». Quoi qu’il en soit, les réflexions et suggestions du pouvoir sénégalais resteront soumises au contrôle de la Cour de justice de la CEDEAO et le droit, hier, aujourd’hui comme demain sera donc respecté.

François SERRES

Avocat à la Cour d’appel de Paris

Le Pays

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