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Côte d’Ivoire : Dans la tête de Laurent Gbagbo

Publié le jeudi 16 décembre 2010 à 01h50min

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Les hommes de pouvoir n’ont de secret ni pour leur valet de chambre ni pour leur graphologue. Ceux qui pensaient que Laurent Gbagbo allait se soumettre au verdict des urnes et qui s’étonnent de le voir, dix jours plus tard, vissé sur son fauteuil présidentiel comme une huître à son rocher, submergé par la marée des condamnations internationales, en seraient moins surpris s’ils avaient en tête cette analyse graphologique, réalisée il y a quatre ans sur la base d’un manuscrit échappé du palais de Cocody. Il y est question d’un homme qui « s’identifie complètement à son personnage sans se dévoiler pour autant à titre personnel », qui répond au doute par « l’attaque » et « l’orgueil », sur qui « l’affectif et la sensibilité n’ont pas de prise », qui ne « s’avoue jamais vaincu », qui « joue sur son autoritarisme et son besoin de puissance », dont l’ego et la détermination composent « une personnalité de style paranoïaque » avec un mode de conduite à la fois profondément structuré et définitivement inamovible.

Se ment-il à lui-même, lui qui entretient avec la vérité des rapports fluctuants maintes fois dénoncés par ses adversaires et partenaires ? Rien n’est moins sûr. Mais, même s’il sait que ses probabilités de survie au pouvoir sont à terme totalement hypothétiques, cette posture de « Gbagbo contre le monde entier » est sans doute celle où il puise le plus de ressources intimes.
Waterloo électoral

Dos au mur, réapparait alors Gbagbo le Bété, héritier de six siècles d’enracinement en terre d’Eburnie et d’une longue histoire de résistance minoritaire à la conquête puis à l’occupation coloniale française. Gbagbo l’opposant, persuadé d’incarner un « nouvel ordre » et la seconde indépendance, la seule vraie, de la Côte d’Ivoire. Gbagbo le nationaliste, contraint comme il le dit de « faire la révolution de 1789 sous le contrôle d’Amnesty International » et qui, face aux « candidats de l’étranger », aux blindés blancs de l’Onu et aux injonctions de la communauté internationale, clame que son pays « n’est pas recolonisable ». Réapparaît « Seplou », son surnom du village, l’oiseau qui avertit du danger et annonce la guerre. Comme Robert Mugabe, comme la plupart des chefs d’État quand ils sont confrontés aux diktats politiques, économiques ou judiciaires du Nord – Cour pénale internationale, critères démocratiques de la bonne gouvernance, biens mal acquis… –, Laurent Gbagbo joue donc, mi-sincère, mi-calculateur sur le registre d’un patriotisme afrocentriste qui est loin d’être obsolète auprès d’une partie de l’opinion continentale.

Le problème évidemment est que plus d’un Ivoirien sur deux ne se reconnaît pas dans cette démarche, que même s’il ne s’y est résigné qu’à contrecœur, il a bien accepté que cette élection se tienne sous étroite observation extérieure, et que la Cei, dont il prévoyait à l’avance qu’elle avaliserait une mesure « inévitable » mais néanmoins « acceptable » de fraudes, en dise les résultats. Le problème enfin est qu’en cas de défaite, inenvisageable à ses yeux tant cette humiliation lui est insupportable, le phacochère blessé qu’il est devenu n’a jamais eu d’autre plan B à sa disposition que le passage en force…
Comment Laurent Gbagbo a-t-il bu le calice de son Waterloo électoral ? Pourquoi a-t-il décidé de s’enfermer dans son Fort Chabrol de Cocody et de tenir tête à l’Histoire ? Jusqu’où ira-t-il ? Le récit exclusif des cinq jours qui ont fait basculer la Côte d’Ivoire, vu de l’intérieur du bureau présidentiel et reconstitué à partir du témoignage des proches du chef de l’Etat sortant, éclaire d’un jour singulier une fin de règne lugubre et parfois surréaliste.

Dimanche 28 novembre, 23 heures

Dans son QG de campagne du quartier d’Attoban, à Abidjan, Laurent Gbagbo a le sourire. Selon les informations en sa possession, la clé du scrutin – le report des voix de l’électorat d’Henri Konan Bédié – tourne dans le bon sens. Les chiffres, tout au moins ceux qui lui parviennent, le donnent en tête avec 52 % des voix, contre 48 % à Alassane Ouattara. « Vous voyez bien, lâche le président. Je savais que la greffe n’allait pas prendre. » Ce qu’il ignore, bien sûr, c’est qu’au même moment son rival a en main des estimations radicalement inverses en provenance de la Cei (57 % en sa faveur).

Et que, dans sa suite du Golf hôtel, le Premier ministre Guillaume Soro est en train de basculer. Soro, qui a pourtant cru en Laurent Gbagbo avant le premier tour du 31 octobre et peut-être voté pour lui, puis senti la montée en puissance de Ouattara, est très remonté contre celui qui le qualifiait pourtant, il y a à peine deux mois, de « meilleur de mes Premiers ministres ». Motif : le brusque durcissement de la campagne électorale du président sortant entre les deux tours. Simone Gbagbo, qui a pris les rênes, a cru bon de fustiger à longueur de discours les « fauteurs de guerre » des Forces nouvelles, qui ont voulu « éliminer » son mari pour le compte de Ouattara. Or, les FN, c’est la base et la matrice de Guillaume Soro, lequel n’a en outre pas apprécié la proclamation unilatérale du couvre-feu. « Rien qu’en annonçant cela à la télévision, Gbagbo s’est tiré une balle dans le pied : il a perdu quatre points en cinq secondes ! » fulmine-t-il.

Lundi 29 novembre, 20 heures

Devant ses proches, Gbagbo paraît un peu moins sûr de lui. Tout le monde, à l’extérieur, commente la victoire annoncée de son adversaire, mais nul n’ose lui en parler. « On devrait gagner, confie-t-il. Mais il y a des fraudes, plus graves que ce que j’avais prévu. » Un peu plus tard, il téléphone à son voisin et facilitateur de la crise, le président burkinabè Blaise Compaoré, puis raconte sa conversation. « Je lui ai dit : “Blaise, on me signale des mouvements de tes troupes à nos frontières.” Il me répond : “Ah bon ? Quelles troupes ?”

Je rétorque : « Tu n’es pas au courant ? » Il réfléchit un peu, puis me dit : « Oui, je vois ce que c’est, ce sont des petites manœuvres avant les célébrations de notre Cinquantenaire le 11 décembre à Bobo-Dioulasso. » Je réponds : « Tu ne pourrais pas les faire ailleurs ? Ça m’arrangerait. On a rigolé ». Vers 22 heures, un visiteur informel, go-between entre les deux camps, glisse à l’oreille du président que Guillaume Soro a décidé de le quitter et de rallier Alassane. « C’est impossible, il ne peut pas ! Ce serait trahir ! » s’exclame Gbagbo. « Dites-lui de venir me voir immédiatement. » Trente minutes plus tard, le Premier ministre arrive et s’engouffre dans le bureau présidentiel. Rien ne filtre, mais tout laisse à penser qu’aucun des deux hommes n’a véritablement crevé l’abcès.

Mardi 30 novembre, 19 heures

Nady Bamba, la seconde épouse du chef, n’en démord pas. Elle a rencontré secrètement un collaborateur très proche de Soro et en a tiré l’impression que « Guillaume ne va pas [les] lâcher. » En pleurs, elle ajoute : « Ils vont arranger les choses, Allah est avec nous ! » Arranger ? Entre nuit et brouillard, l’heure est aux intermédiaires de l’ombre. Un riche homme d’affaires de la région installé à l’hôtel Pullman, qui a ses entrées à la primature comme à la présidence, fait ainsi d’étranges propositions de compromis entre les deux hommes. « Tout est négociable », répète-t-il, et le plus étonnant est qu’il est apparemment mandaté pour le faire.
Informé, Gbagbo refuse : « C’est un piège ! » Gbagbo qui, désormais, hésite et semble douter. « Nous sommes à 50-50, confie-t-il, mais je m’accrocherai. » Sans doute pense-t-il désormais à mettre en œuvre son plan de sauvetage : tout faire pour empêcher la Cei de proclamer les résultats « biaisés » et passer la main au Conseil constitutionnel.
Au Golf Hôtel, Soro, lui, ne doute plus. Avec ses proches, il choisit le nom de son futur parti : ce sera le FND, Forces nouvelles démocratiques.

Mercredi 1er décembre, 19 heures

Dans la cour de la présidence, à Cocody, l’entourage de Laurent Gbagbo arbore des mines renfrognées, limite agressives. Ici, l’étranger au carré des fidèles n’est pas le bienvenu. « L’Angola a connu vingt-sept ans de guerre civile, nous n’en sommes qu’à la huitième, nous tiendrons encore dix-neuf ans », lâche un officier. Il est 20 heures quand un visiteur livre enfin au chef ce que nul depuis deux jours n’a eu la volonté de lui dire : les chiffres que la Cei s’apprête à rendre publics le donnent battu : « Tu as 46 %. » Gbagbo accuse le coup, puis se reprend : « Cela ne m’étonne pas. La Cei a toujours été contre moi. Choi et l’Onuci vont passer l’éponge sur les fraudes parce que la fraude est du bon côté, celui de Ouattara. Mais la Cei n’est qu’un outil technique. L’outil juridique, c’est le Conseil constitutionnel. La loi prime, et la loi ce sont les Blancs qui l’ont faite. Je ne céderai pas. » Puis il décroche son téléphone : « Appelez-moi le Premier ministre ». Gbagbo à Soro : « Viens, je t’attends. » Soro : « Mais je suis avec Choï. » Gbagbo : « Laisse-le et viens me voir. » Soro est en route.
Prévenue, la garde à l’extérieur fait savoir qu’elle ne le laissera pas approcher : « Pas question qu’il voit le chef ! » Laurent Gbagbo doit réitérer ses ordres.

L’entretien qui suit entre les deux hommes est tendu. Ils parlent des fraudes et le président fait savoir qu’il est hors de question à ses yeux que la Cei proclame les résultats avant minuit : « Je ne les reconnaîtrai pas. » Derrière la porte entrebâillée, des proches de Gbagbo ne perdent pas une miette de la conversation et, comme s’ils doutaient de la détermination de leur chef, font non de la tête dès que Soro prend la parole. Plus tard dans la nuit, de retour à l’hôtel, Guillaume Soro expliquera que Laurent Gbagbo lui est apparu « fatigué, désorienté », et que, dans ces conditions, il n’a pas eu le courage de lui confirmer qu’il avait bel et bien perdu la partie. Les ponts sont coupés. Ils ne se reverront plus.

Jeudi 2 décembre, 14 heures

Le délai imparti à la Cei pour annoncer les résultats étant théoriquement forclos depuis la veille, une course de vitesse s’est engagée entre les deux camps. Alassane Ouattara téléphone au chef de l’Onuci, Choi Young-jin, pour lui demander d’abriter dans ses locaux la conférence de presse de Youssouf Bakayoko, le président de la Cei, qui doit proclamer les résultats provisoires. Refus de Choi : « Non, pas chez moi, ce ne serait pas opportun. » Ce sera donc au Golf Hôtel – pas le meilleur endroit, symboliquement et politiquement, mais tout de même en « territoire ivoirien ». En début de soirée, on apprend que le Conseil constitutionnel va proclamer ses propres résultats le lendemain. Ouattara à un émissaire : « Dis à Gbagbo que s’il revient à la raison, il ne lui arrivera rien ; je le protégerai jusqu’au bout. » Autre pensionnaire prestigieux du Golf, Henri Konan Bédié est, lui, beaucoup plus tranchant : « Gbagbo est devenu fou ; il ne tiendra pas. Dans quelques jours, l’armée et l’Onuci l’auront balayé. » L’armée… Tard dans la soirée, Laurent Gbagbo confie à un visiteur : « Je sais que Soro et ses rebelles préparent une offensive pour prendre Yamoussoukro et descendre sur San Pedro. Ils comptent sur des divisions au sein des Forces de défense et de sécurité. Mais je n’ai aucune crainte. L’armée et moi, nous avons scellé un pacte. Pour le reste, qu’ils prennent le Nord, on peut vivre sans ! »

Vendredi 3 decembre, au cœur de la nuit

Au palais de Cocody, l’atmosphère est à la mobilisation et au recueillement. Des exhortations s’échappent de petits groupes de prière réunis çà et là : « Dieu protège la Côte d’Ivoire ! » La Bible et le fusil. Laurent Gbagbo, dont l’entretien téléphonique avec Nicolas Sarkozy s’est très mal passé, reçoit l’ambassadeur de France Jean-Marc Simon. « Sarkozy, c’est Chirac II ! », tonne-t-il, « Vous devez savoir que dans le droit ivoirien, c’est le Conseil constitutionnel qui prime ! Le droit, c’est vous qui l’avez inventé n’est-ce pas ? » Même s’il se dira plus tard « impressionné » par l’extrême résolution de son interlocuteur, Simon se montre ferme. « Pas de violences, pas de sang versé, aucun Français ne doit être touché », répète-t-il. Depuis le milieu de l’après-midi, le président ivoirien a brûlé ses vaisseaux. Le Conseil constitutionnel l’a déclaré élu sans même tenir compte de l’article 64 du Code électoral ivoirien, révisé en 2008 et qui prévoit qu’au cas où le Conseil « constate des irrégularités graves de nature à entacher la sincérité du scrutin et à en affecter le résultat d’ensemble », il doit prononcer « l’annulation de l’élection présidentielle » (et non pas l’identité du vainqueur), un nouveau scrutin devant être organisé « au plus tard quarante-cinq jours » à compter de la date de cette décision.

Non au Prix nobel de la soumission

Cette nuit-là, « Seplou » est seul dans son bureau. Un maître d’hôtel lui a apporté un verre d’eau et un sandwich jambon-beurre. Sa large chemise Paté o flotte un peu. Il est fatigué, amaigri, mais ses yeux s’animent d’une étrange lumière quand il se lance, devant un proche qu’on vient d’introduire, dans un long monologue. « Eh bien quoi ? Pourquoi céder ? Pourquoi partir ? Pour qu’on me décerne le prix Nobel de la soumission ? Pour qu’on me cite en exemple devant les écoliers de France et que l’on dise : voilà la preuve que la démocratie à la française ça marche jusqu’au fin fond de l’Afrique ? Eh bien non. Cette élection démontre que la démocratie ici, ça ne marche pas encore. Où est le vote moderne, quand l’imam donne des consignes à la mosquée et que tous ses fidèles le suivent comme un seul homme ? Où est la démocratie, quand tout le monde triche ? La Côte d’Ivoire est en phase d’apprentissage démocratique et c’est à moi, Laurent Gbagbo, de la guider jusqu’à ce que la leçon soit apprise. Alors, bien sûr, on va me condamner. Les Américains, les Français vont me condamner. Je ne suis pas Israël, je ne suis pas Moubarak, je ne suis pas Karzaï. Je ne suis qu’un Africain. Mais je résisterai. J’ai le cuir épais. Bédié s’est couché. Moi, je ne laisserai jamais Alassane Ouattara diriger la Côte d’Ivoire. S’il veut mon fauteuil, il faudra d’abord qu’il me passe sur le corps ! » Dehors, les crapauds-buffles qui hantent les rives glauques de la lagune Ébrié coassent à l’unisson. La messe est dite.

Aké N’Gbo : universitaire et Premier ministre

La barbe et les cheveux sont abondants, le regard est vif et un peu intimidé derrière des lunettes rondes. Dans un des salons de la résidence officielle de Laurent Gbagbo, le professeur Gilbert Marie Aké N’Gbo, tout nouveau Premier ministre, se livre à sa première séance officielle de prise de photographies. Il est revenu toutes affaires cessantes d’une mission universitaire au Bénin, où il se trouvait quand il a été informé de sa nomination.
Universitaire, Aké N’Gbo l’est avant toute autre chose. Né en 1955 à Abidjan, il a obtenu son doctorat d’État en sciences économiques en 1991 à l’université de Toulouse. Spécialisé en économétrie et en économie de la régulation, il est doyen de l’unité de formation et de recherche en sciences économiques et de gestion de 2001 à 2007.

Ses étudiants se souviennent de lui comme d’un homme structuré et rigoureux, qui a instauré des cours de rattrapage le week-end dans le contexte des grèves à répétition pour éviter des années académiques à rallonge. Avant sa nomination, Aké N’Gbo était le président élu de l’université de Cocody, à Abidjan. Cette année, il a été le président du comité scientifique des colloques sur le cinquantenaire de l’indépendance de la Côte d’Ivoire.

Jusqu’à présent, Aké N’Gbo n’a jamais revendiqué le moindre engagement politique, même si la presse d’opposition le considère comme un proche de Simone Gbagbo, la première dame.
Pourquoi lui ? Certains observateurs notent qu’il est un Akan du Sud, de l’ethnie attiée, originaire de la région de l’Agnéby, proche d’Abidjan, où Gbagbo a fait ses meilleurs scores au premier et au second tour. Sa nomination pourrait donc obéir à une géopolitique de la récompense.
Quelques analystes de la vie politique ivoirienne estiment quant à eux que le président Gbagbo a voulu envoyer un message clair à l’opinion. Aké N’Gbo, qui se décrit comme « un serviteur de l’État et de la République », est assez éloigné du panier de crabes politicien de la Côte d’Ivoire de ces dernières années. Il incarne une sorte de renouvellement de la classe dirigeante.

« Il est assez piquant de remarquer que, de l’autre côté, Ouattara choisit un ex-étudiant qui a à peine sa licence et qui n’a jamais travaillé, quand Gbagbo choisit le meilleur de l’aristocratie universitaire en Côte d’Ivoire », glisse, féroce, un dignitaire du Front populaire ivoirien (Fpi).
Dès le premier Conseil des ministres, Aké N’Gbo a révélé les grands axes de ce qu’il a appelé sa feuille de route : la gouvernance, l’éducation et la santé. Il n’a pas évoqué la crise inédite qui secoue actuellement son pays. Ce dossier, on l’a compris, est avant tout du ressort de Laurent Gbagbo lui-même.

Quand les derniers amis vous quittent...

Ils ne sont plus guère nombreux à défendre le cas Gbagbo. La détermination des présidents Obama, Sarkozy, Compaoré et Jonathan... a fait plier ceux qui hésitaient encore.

Samedi 4 décembre

« Investiture » de Laurent Gbagbo au palais. Tous les ambassadeurs en poste à Abidjan – sauf deux, ceux de l’Angola et du Liban –boycottent la cérémonie. Aussitôt, le pensionnaire du palais comprend qu’il doit desserrer l’étau. Dès le lendemain, il envoie discrètement son conseiller militaire, Bertin Kadet, chez son allié le plus fidèle, le président angolais José Eduardo dos Santos. Malgré l’embargo, les forces loyalistes doivent s’équiper au plus vite. Le même jour, Laurent Gbagbo dépêche Zacharie Séry Bailly en Afrique de l’Ouest. Professeur d’anglais à Cocody, Séry Bailly n’a pas du tout la même feuille de route que Bertin Kadet. Au Nigeria, au Bénin, au Togo et au Ghana, il est chargé d’amadouer quelques pays clés de la sous-région avant le sommet de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), prévu le 7 décembre à Abuja. Au Nigeria, il n’est reçu que par des sous-fifres… Mauvais signe. Surtout, quelques jours plus tôt, le 2 décembre, le ministre nigérian des Affaires étrangères, Henry Odein Ajumogobia, a vu longuement Blaise Compaoré à Ouagadougou. Pour Laurent Gbagbo, le risque d’un axe Burkina-Nigeria contre son coup de force électoral se profile.

Les « grands » en action

Lundi 6 décembre. Laurent Gbagbo espère encore pouvoir compter sur deux alliés dans la sous-région :
le Ghana et le Cap-Vert. Mais les « Grands » entrent en action. Barack Obama fait savoir à John Atta-Mills, son hôte de juillet 2009, que celui-ci ne peut pas le décevoir. Nicolas Sarkozy demande au président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, de passer un petit coup de fil à Pedro Pires, son vieil ami lusophone, pour lui rappeler combien l’Europe a contribué au développement de son archipel…

Mardi 7 décembre

Le chef de l’État nigérian, Goodluck Jonathan– qui préside la Cedeao–, est pressé d’en finir. Pour gagner du temps, il organise le sommet au pavillon d’honneur de l’aéroport d’Abuja. Six de ses pairs d’Afrique de l’Ouest ont répondu à l’invitation : le Sénégalais Abdoulaye Wade, le Malien Amadou Toumani Touré, la Libérienne Ellen Johnson Sirleaf, le Burkinabè Blaise Compaoré, le Ghanéen John Atta-Mills et le Togolais Faure Gnassingbé. Petite surprise : le représentant spécial de l’Onu en Côte d’Ivoire, Youn-jin Choi, vient expliquer pourquoi il a certifié la victoire d’Alassane Ouattara. Les sept approuvent. Huis clos, déjeuner. En quatre heures, la messe est dite : « Laurent Gbagbo doit rendre le pouvoir sans délai. » La Côte d’Ivoire est suspendue. Réaction du journal Notre Voie, à Abidjan : « C’est le sommet des comploteurs ».

Mercredi 8 décembre

Après l’Afrique du Sud, la Russie lâche à son tour le camp Gbagbo. Est-ce l’effet d’un coup de téléphone de Nicolas Sarkozy à Dmitri Medvedev ? Plus sûrement, Moscou ne veut pas se fâcher avec le grand Nigeria. Le lendemain, l’Union africaine annonce la suspension de la Côte d’ Ivoire. À Abidjan, Alcide Djédjé, le nouveau ministre des Affaires étrangères de Laurent Gbagbo, peut fulminer contre« l’Onu à la dérive ». Mais, quand il sollicite une audience chez Blaise Compaoré, celui-ci fait répondre que son emploi du temps est trop chargé...

Au cœur du gouvernement ADO/La République du Golf

C’est installé dans un hôtel d’Abidjan que le président « élu » a pris ses premières décisions. Objectif : donner une réalité à son pouvoir et organiser la contre-attaque contre Gbagbo.

Un grand hôtel d’Abidjan hébergeant un palais présidentiel, une primature et treize ministères ! C’est le spectacle ubuesque donné au Golf Hôtel depuis que la Côte d’Ivoire compte deux chefs d’État. Reclus dans cet établissement de bon standing –306 chambres climatisées et agréablement décorées offrant une vue sur la lagune Ébrie et la baie de Cocody, un jardin, un golf, une grande piscine –, le président Alassane Dramane Ouattara (ADO), son allié, Henri Konan Bédié, et son Premier ministre, Guillaume Soro, tentent d’asseoir – bien difficilement – un pouvoir reconnu par la communauté internationale mais contesté par leurs adversaires. Pour le camp Gbagbo se joue ici la comédie d’un « roi nu » marquée du sceau de l’illégalité. L’ancienne opposition vit claquemurée et gardée par des Casques bleus de la mission de l’Onu en Côte d’Ivoire (Onuci), des soldats de l’opération française Licorne et des hommes des Forces nouvelles (FN), les ex-rebelles. « S’ils continuent, on va leur couper l’eau et l’électricité. Ils occupent un hôtel public au frais de la princesse », prévient un baron du régime Gbagbo, qui dénonce avec gourmandise ce dispositif improbable protégeant ADO.

En attendant, le président « élu » et le chef du gouvernement organisent la résistance. Mieux, ils mènent une partie d’échecs tournée vers l’offensive. Objectif : donner une réalité à un pouvoir aux allures factices. Soro tient ses Conseils des ministres dans une grande tente climatisée de l’Onu. Devant le sas d’entrée, des militaires et gardes du corps en costume barrent la route aux journalistes et aux indésirables. À l’intérieur, le « PM » présente les dossiers urgents : défense, diplomatie, économie et communication… On prépare notamment la révocation des ambassadeurs trop fidèles au président Laurent Gbagbo, la prise de contrôle des finances publiques, la nomination des fonctionnaires dans les grandes directions de l’État.

Sur une petite table attenante, Marcel Amon Tanoh, directeur de cabinet de la présidence, et Largaton G. Ouattara, son homologue auprès du chef du gouvernement, prennent des notes en élèves studieux. A la fin du premier Conseil, le 7 décembre, la presse a été autorisée à pénétrer dans ce « lieu saint ». Hamed Bakayoko, nouveau ministre de l’Intérieur, subtilise délicatement le présentoir de son collègue de l’Économie et des Finances, Charles Koffi Diby. En poste sous Gbagbo et réputé comme étant l’un de ses proches, le grand argentier est présenté comme une grosse prise de guerre puisque ce transfert pourrait signifier un contrôle sur les comptes publics. Mais celui qui a renoué le dialogue avec les bailleurs de fonds ces dernières années est absent et n’a fait aucune apparition publique depuis des lustres. « Il était là hier, mais il est reparti en mission », assure un conseiller de Soro.

Consultations jour et nuit

Alassane Ouattara laisse une grande marge manœuvre à son Premier ministre pour mener l’action gouvernementale. Ce dernier reçoit et consulte, jour et nuit dans sa suite du cinquième étage. Quant au président « élu », il dispose de deux suites pour organiser ses réunions de travail et préserver un semblant d’intimité. À la première heure de la journée, il réunit son cabinet pour faire le point de la situation, gérer les urgences et la communication. Il est tenu au courant des activités des uns et des autres, fixe les grandes orientations, puis délègue. Ce qui lui permet de se concentrer sur sa diplomatie. ADO est souvent au téléphone, notamment avec les chefs d’État de la sous-région. Il rencontre également des ambassadeurs en poste à Abidjan. Et reste en contact permanent avec ses soutiens extérieurs, à Paris et à Washington principalement… Dans ce nouveau temple du pouvoir, les cinq salles climatisées de l’hôtel ont été réquisitionnées.

On y organise en permanence des réunions : diplomatie, défense et sécurité, finances publiques, mobilisation populaire…
Tandis que les partis de la coalition houphouétiste préparent les bases de leur nouvelle formation commune. Quant aux treize ministres, ils réunissent leurs cabinets dans leurs suites dispersées dans les différentes ailes de l’hôtel. Dans la salle de conférences, les équipes de com’ de la présidence, de la primature et des partis multiplient les points presse sur les activités du gouvernement, la position des Forces nouvelles, la comptabilité macabre des victimes… A tout moment de la journée, on vient rendre compte à l’ancien président Henri Konan Bédié, dont les voix du premier tour se sont largement reportées sur Ouattara. Le « sphinx de Daoukro » s’emporte régulièrement contre Laurent Gbagbo : « C’est une forfaiture, de la voyouserie, ce qu’il fait. » Il gère aussi les grincements de dents de ses cadres qui ont dû concéder la primature et plusieurs maroquins alors que l’alliance pour, le second tour faisait la part belle au Pdci.

Bédié et Ado se concertent sur toutes les décisions importantes, stratégiques. Leurs épouses, Dominique et Henriette, ne passent pas une journée sans se voir. Pour Pascal Brou Aka, animateur historique du débat télévisé entre ADO et Gbagbo, le 25 novembre, la situation est inquiétante. « Comment a-t-on pu redescendre aussi bas, se lamente-t-il. Nous avions donné une leçon de démocratie au monde entier avec ce débat. » Nommé directeur général de la Radio-télévision ivoirienne (Rti) par Ado, il a choisi de se « placer du côté de la vérité ». Et reçoit de nombreux témoignages de soutien. Le moral des troupes est très erratique dans les couloirs du Golf Hôtel. Les conditions de travail sont loin d’être idéales. Ministres, militants, observateurs, journalistes, hommes en armes… le capharnaüm est indescriptible. Du hall d’entrée s’échappe un brouhaha assourdissant. Le va et-vient est incessant. Le self dégage une odeur continue de crêpes, de sandwich au jambon, de jus de fruits locaux et de bières pas vraiment fraîches.

Le restaurant Ébrie et le bar Le Flamboyant sont pris d’assaut. « C’est difficile, reconnaît Patrick Achy, porte-parole du gouvernement et ministre des Infrastructures. Il faut vite que l’on sorte de cette situation pour travailler à la reconstruction du pays. » Pour se détendre, certains résidents font un footing matinal. Adama Bictogo, qui a mené la campagne à Abidjan pour le Rdr, se défoule sur les courts de tennis de l’établissement. D’autres, comme Me Affoussy Bamba, porte-parole des FN, et Sidiki Konaté, bras droit de Soro, prennent l’air frais le long de la lagune Ébrié. Mais là encore leur quiétude est dérangée. Les bulldozers de l’Onuci renforcent les défenses en posant des barbelés, édifiant des monticules et plaçant des postes d’observation. À l’entrée de l’hôtel, les voitures sont fouillées. Dans l’enceinte, les patrouilles de plus en plus fréquentes.

Casques bleus, soldats Licorne et Forces nouvelles…, tout le monde est sur le qui-vive. Les comzones Wattao et Morou Ouattara sont régulièrement aperçus, cellulaires à la main. La nuit, les réunions se poursuivent. « On se repose de manière fractionnée, explique un proche de Soro. Le PM peut nous appeler à tout moment. »

Ne pas perdre espoir

La nuit, c’est aussi le temps des discrets émissaires voyageant d’un camp à l’autre. Beaucoup viennent prendre le pouls de la « République du Golf ». Le soir, les locataires de l’hôtel regardent les infos de la Rti et de France 24. La chaîne d’information française est reçue au Golf mais suspendue dans le reste du pays. Les nouvelles se propagent aussi par les journaux et le bouche-à-oreille. Bon nombre de rumeurs ont circulé par Sms avant que les envois de textos ne soient suspendus… Cette mesure n’a pas mis un terme aux spéculations, incessantes. Tout le monde y va de son scénario : libération populaire, attaque armée, intervention extérieure, transfert de la république du Golf… Une république cernée, assiégée, qui va tomber d’elle-même à l’usure, selon le camp Gbagbo. « On ne perd pas espoir, rétorque Patrick Achy. On va renverser ce régime sans verser une goutte de sang. Les Ivoiriens soutiennent le pouvoir légitime, l’administration va basculer dans notre camp et nous remportons chaque jour de nouvelles victoires sur le front diplomatique. »

(Par Serge Bilé)

ConnectionIvoirienne.net

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Vos commentaires

  • Le 16 décembre 2010 à 11:35, par Joukov En réponse à : Côte d’Ivoire : Dans la tête de Laurent Gbagbo

    Cet article est plutot de jeune afrique.

  • Le 16 décembre 2010 à 11:43, par Blonvia En réponse à : Côte d’Ivoire : Dans la tête de Laurent Gbagbo

    La situation ivoirienne m’attriste profondément. Ce pays est ravagé par le spectre de la guerre civile. Nous assistons,impuissants,au duel fratricide qui se joue ouvertement entre le camp des vainqueurs,celui du nouveau président élu,M.Ouattara et des vaincus,celui de Gbagbo,qui refuse catégoriquement de quitter le pouvoir qu’il a irrémédiablement perdu. En décembre 2004,après les évènements sanglants de l’hôtel Ivoire,un historien qui a longtemps cotoyé Gbagbo a dit sur RFI : "Gbagbo fait parti d’un peuple "primitif",persécuté pendant des décennies et des décennies par les français,pendant la colonisation. Les bété,ethnie du président Gbagbo,sont connus pour être belliqueux et insoumis. Comment pouvez-vous confier le pouvoir à un pygmé ? En 1992,l’opposant Gbagbo,a organisé la marche du 18 février,dénommée "l’assaut final"dont il a été arrêté et jeté en prison. Le président Houphouet Boigny a consulté un voyant qui a recèlé que Gbagbo a l’"aura du Dragon". Cet aura lui confère une personnalité portée sur la violence et la ruse. De ce fait,s’il lui advient d’arriver au pouvoir,il arrivera par le sang et il repartira par le sang ;aussi,le pays sera détruit. Le médium a alors demandé à Houphouet de prendre ses précautions pour que l’évènement ne se réalise pas. Le successeur d’Houphouet,Konan Bédié,a manqué de clairvoyance et de vigilance,il a été éjecté du pouvoir et Gbagbo a tout fait pour réccupérer le fauteuil présidentiel. La suite,on l’a connait aujourd’hui !

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