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France-Sénégal : La raison doit l’emporter sur la passion

Publié le mardi 11 mai 2004 à 11h26min

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Wade et Chirac

Au Sénégal, quatre années d’alternance viennent d’être bouclées. Quatre années de changement, le fameux "Sopi" appelé de tous ses voeux par la population et l’opposition. La prochaine échéance présidentielle demeure lointaine : 2007 !

Et le président Abdoulaye Wade peut prendre le temps d’une célébration et de la publication d’un livre blanc qui doit retracer le travail assuré par les gouvernements successifs qui ont eu en charge, sous la direction de Premiers ministres, "l’application" de la "politique de la Nation" que le président de la République "définit".

Rien n’a été simple. La personnalité de Wade, les conditions de son accession au pouvoir (qui résulte d’une coalition des oppositions), la façon d’être politique des Sénégalais, une conjoncture économique nationale, sous-régionale et internationale tendue, la succession rapide des Premiers ministres, etc... tout cela a contribué à donner une image brouillée du chef de l’Etat et une image contrastée de son action gouvernementale.

Abdoulaye Wade est conscient de tout cela. Il est conscient de se comporter plus souvent en intellectuel qu’en chef d’Etat. Politiquement, il n’a rien à prouver. Il est le seul leader de l’Afrique noire francophone qui soit parvenu non seulement à mettre en place un parti politique d’opposition, à le développer et à le structurer et à le conduire au pouvoir à l’occasion d’une élection démocratique et transparente. Mais il a trop perçu cette accession au pouvoir comme une "rupture" alors qu’elle a été l’aboutissement d’un long travail politique dans un cadre démocratique.

Son accession au pouvoir doit, au contraire, être perçue comme s’inscrivant dans la continuité. Le "Sopi ", le changement, doit exprimer une "différence" ; il ne peut pas nier les acquis incontestables de la société sénégalaise puisqu’ils ont justement permis à Wade et aux partis d’opposition qui le soutenaient d’accéder à la direction du pays. Nier ces acquis politiques, économiques, culturels et sociaux, ce serait exclure toute une classe moyenne sénégalaise qui attend justement que le "Sopi" permette le passage d’une société politiquement plutôt démocratique à une société en croissance économique soutenue et durable.

C’est pour ne pas avoir répondu, jusqu’à présent, à cette attente que le chef de l’Etat a été confronté à une offense d’ampleur médiatique et éditoriale qui traduit le malaise de la classe moyenne sénégalaise qui espérait tout du "Sopi" et pense n’en avoir rien obtenu.

Abdoulaye Wade est un vieil intellectuel mais un jeune président de la République. Il aime le débat d’idées et la confrontation. Mais ce temps (celui où il était leader de l’opposition) est passé. Il lui faut désormais décider et agir. S’il reste, après quatre années au pouvoir, ce qu’il a toujours été : une forte personnalité convaincue de son charisme et de la justesse de sa vision du monde, il se montre bien plus ouvert au débat sur son mode de fonctionnement politique : j’ai pu le constater quand, le mercredi 21 janvier 2004, lors de son séjour à Paris, il m’a reçu pour un entretien à la résidence de son ambassadeur.

Wade assure désormais, avec moins d’états d’âme que par le passé, sa fonction de chef de l’Etat. Cela ne peut que réjouir le président Chirac qui désespère trouver un partenaire fiable en Afrique francophone, tout particulièrement en Afrique de l’Ouest. Plus encore dans l’année du sommet francophone qui, se déroulant en terre africaine (à Ouagadougou), mettra en pleine lumière les divergences sous-régionales !

La presse et les commentateurs se focalisent beaucoup sur l’américanisme de Wade que l’on oppose au parisianisme de son prédécesseur (d’autant plus parisien et francophone qu’il est le patron de l’Organisation internationale de la francophonie). Il faut relativiser. Les Bush-Men s’intéressent plus au pétrole africain qu’à la politique africaine. Et s’ils entendent sécuriser leurs positions dans le golfe de Guinée, leurs visées diplomatiques se trouvent plus au Nord, de Nouakchott au Caire, en passant par Rabat, Alger, Tunis et, bien sûr, Tripoli.

Certes, quelques milliards de dollars peuvent susciter l’enthousiasme dans les capitales africaines mais on sait que les entreprises US ne portent que peu d’intérêt à un continent noir sur lequel ils ont connu bien des déconvenues (le Cameroun des premières années Biya en est une des meilleures expressions cf LDD Cameroun 03/Mardi 5 novembre 2002). Les déclarations maladroites du chef de l’Etat sénégalais sur ses relations avec Bush et les relations de Chirac avec Diouf ont pu agacer Paris. Tout comme la gesticulation washingtonienne de son ministre des Affaires étrangères, Gadio Cheikh Tidiane.

Mais Paris sait que sa liaison avec Dakar est essentielle à la France, au Sénégal et à l’Afrique francophone. Il n’est donc pas question, à l’Elysée comme au Quai d’Orsay, de se focaliser sur les états d’âme des uns et des autres dès lors que la réalité s’impose à tous.

Chirac se rendra donc en visite à Dakar les 24 et 25 novembre 2004 avant de participer, les jours qui suivent, au sommet francophone à Ouagadougou. C’est rappeler que la capitale sénégalaise a été celle de l’AOF et la porte d’entrée en Afrique de l’Ouest et rendre hommage au rôle qui est celui de Abdoulaye Wade dans une nouvelle vision de la place de l’Afrique dans le monde contemporain (via le Nepad). Sans perdre de vue qu’il faut savoir d’où l’on vient (et avec qui) pour savoir où l’on peut aller (et avec qui) ! Reconnaissance et hommage donc. Mais aussi raison plus que passion. Tout milite, d’ailleurs, en faveur de la raison. A Paris comme à Dakar.

A Paris, la déstabilisation du Sénégal consécutivement à une crise politique d’ampleur est perçue comme un risque que l’on doit éviter. Dans l’entourage de Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense, et tout particulièrement dans les rangs de la Direction du renseignement militaire (DRMJ) , on se soucie tout particulièrement de l’évolution sénégalaise. Certains analystes n’ont pas manqué de me faire part de leur préoccupation pour les années à venir.

A Dakar, il faut se rendre à l’évidence : Washington n’est plus tendance. Les déconvenues des Bush-Men sèment le doute sur leur capacité à avoir des ambitions diplomatiques mondiales. Doute encore sur le deuxième mandat de "W" : John F. Kerry a réussi une réelle percée parmi les Démocrates et il surfe désormais sur le contre-coup économique de la gestion du "11 septembre". Plus encore, l’attaque terroriste contre l’Espagne qui a entraîné la défaite de la droite et la victoire (inattendue) de la gauche (cf LDD Espagne 01/ Mercredi 17 mars 2004) isole les Bush-Men sur la scène internationale, fragilise les positions de la Grande-Bretagne et conforte l’axe Paris-Berlin dans son opposition à l’hégémonie de US.

Il ne faut pas perdre de vue, non plus, que Dakar n’est séparé de Madrid que par Rabat et Nouakchott. On sait désormais que ce sont des terroristes marocains qui ont agi en Espagne ; on sait que la Mauritanie a joué, autrefois, la carte Saddam Hussein. Afficher ouvertement un alignement sur Washington pourrait être dangereux pour Dakar qui a déjà payé un lourd tribut du fait de son engagement dans la guerre du Golfe en 1991. Il lui faut éviter, dans le contexte actuel, de se placer dans le colimateur des terroristes qui recherchent des cibles spectaculaires (telles que des complexes touristiques et hôteliers occidentaux en pays musulmans).

Enfin, l’ultra-libéralisme n’est plus dans l’air du temps. Wade en a d’ailleurs constaté les limites (il a replacé la Sénélec dans le giron de l’Etat). La victoire de Lula au Brésil (dont on peut considérer que la "différence" qu’il prône n’est pas sans similitude avec le "Sopi" - cf LDD Brésil 02 à 04/Mercredi 19 à Vendredi 21 novembre 2003) et la montée en puissance des alter-mondialistes (qui trouvent un écho de plus en plus favorable au sein de la société civile) en sont l’illustration.

Dans ce contexte, Paris présente bien des avantages. D’autant plus que l’ambassadeur Doudou Salla Diop a su, dans un contexte délicat, développer des relations privilégiées avec les dirigeants français, relations sur lesquelles Wade peut compter.

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique

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