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Magistrature : Pour une réforme du corps

Publié le jeudi 5 octobre 2006 à 08h40min

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La rentrée judiciaire a été effective le 3 octobre dernier. Dans l’air du temps, Me Apollinaire J. Kyélem de Tambèla, à travers cette analyse, fait l’état des lieux du système judiciaire burkinabè actuel, et aboutit à la nécessité d’une réforme.

Le monde actuel est dominé par l’Occident (I). Cette domination se fonde sur la reconnaissance du mérite (II) qui n’est pas toujours reconnu à sa juste valeur dans le système judiciaire burkinabè (III). D’où la nécessité de sa réforme (IV).

I - La domination du monde par l’Occident

1 - Du combat qui, à partir des Temps modernes, s’est livré entre l’Occident et le reste du monde, il ne fait pas de doute que l’Occident en est sorti victorieux. Dans le reste du monde prévalait alors la règle de la prééminence de l’ancienneté. Celle-ci a le mérite du recul, de l’expérience, de la stabilité et de la sagesse. Mais, elle a aussi des limites qui sont, entre autres, la léthargie, le conformisme, le conservatisme, le souci de préservation envers et contre tout de la notoriété de l’ancien et des intérêts acquis.

2 - On peut ergoter à volonté, de bonne ou de mauvaise foi, sur les dérives de la société occidentale - quelle société n’en connaît pas ? - il n’en demeure pas moins que depuis plusieurs siècles, c’est elle qui domine le monde. Les pays émergents ne font que suivre ses traces avec des variantes et plus ou moins de bonheur. C’est la société occidentale qui inonde les marchés du reste du monde de ses produits et étouffe ceux des autres. C’est elle qui, par ses moyens, étend sa culture sur le reste du monde et réprime celle des autres. C’est elle qui soigne et donne à manger au reste du monde dans les cas de famine, de calamités et de catastrophes naturelles. C’est elle qui a les moyens d’aller au secours de ses ressortissants partout où ceux-ci peuvent se trouver en danger. C’est elle qui promeut et défend les droits humains, selon la conception qu’elle en a, à travers la planète. C’est elle qui exerce un irrésistible pouvoir d’attraction sur le reste du monde. C’est chez elle enfin que trouvent refuge les persécutés du reste du monde, y compris ceux-là même qui, lorsqu’ils étaient au pouvoir, vilipendaient sa politique et son modèle de société. Cet état de choses n’est pas sans fondement.

II - La cause de la suprématie occidentale

3 - Le secret de l’Occident est d’avoir reconnu et privilégié le mérite dans la vie en société. Cela a permis l’éclosion des capacités enfouies. Ce qui a développé et accru la créativité et la productivité, permettant ainsi à la société occidentale actuelle de satisfaire ses besoins essentiels, de construire un système de solidarité permettant à l’Etat de prendre plus ou moins en compte les marginaux et, quand il le faut, d’aller éventuellement au secours du reste du monde.

4 - Presque partout dans le monde, les universités et les centres de recherche ont adopté le système de promotion par le mérite et non par l’ancienneté. C’est pourquoi ces unités sont toujours parmi les plus dynamiques, les plus créatrices et les plus innovatrices. Ceux qui écrivent et façonnent l’histoire éternelle de l’humanité se recrutent surtout en leur sein.

5 - La société contemporaine est de plus en plus complexe. Elle est soumise à des mutations de plus en plus rapides. Il est bien de vouloir préserver des valeurs culturelles propres. Mais il est encore mieux de chercher à ne pas rester en marge de l’évolution du monde pour ne pas se voir un jour tout confisquer, même la culture et l’identité. L’histoire de la traite des Noirs et de la colonisation en est une illustration. Dans un article intitulé "La dernière bataille de Boukari Koutou", paru dans le quotidien burkinabè "L’Observateur Paalga" (n° 5822 du 30 janvier 2003, p. 7), l’auteur de ces lignes a tenté discrètement d’attirer l’attention sur ce fait.

III - L’état actuel du système judiciaire burkinabè

6 - Le système judiciaire burkinabè est à l’image de la société burkinabè. Il a des qualités, certes, mais aussi des limites dont les racines s’évanouissent dans le corps social. Le suivisme, le conformisme et le manque de courage qui caractérisent toute gérontocratie s’y retrouvent. Dans une déclaration publiée en mars 2000, un grand nombre de magistrats reconnaissaient qu’ "Il y a également des animateurs de la justice qui, par peur ou par recherche effrénée de postes de nomination, bradent les intérêts de la justice". Il est, en effet, aisé de constater que les cours et tribunaux se vident de plus en plus des magistrats expérimentés, qui préfèrent s’engouffrer dans des structures administratives lucratives ou plus valorisantes - en apparence du moins - alors qu’ils auraient été plus utiles dans les palais de justice pour l’administration d’une meilleure justice et pour l’encadrement des plus jeunes. C’est sans doute conscients de cela que les participants au Forum national sur la justice tenu à Ouagadougou au début du mois d’octobre 1998 avaient recommandé "qu’il soit interdit aux magistrats en activité d’être membres de formations politiques et/ou d’exercer des activités politiques, (et) que cette interdiction soit inscrite dans le statut de la magistrature".

7 - Dans leur déclaration, les magistrats poursuivaient en ces termes : "Cette phagocytose du judiciaire a été rendue possible grâce non seulement à l’état des textes applicables, mais aussi au manque de courage ou à l’autocensure des animateurs de la justice." Récemment encore, le nouveau secrétaire général du Syndicat burkinabè des magistrats (SBM) déclarait : "Nous avons beaucoup de collègues qui, bien que les textes aient donné l’indépendance, ont peur, sont incapables de l’être". Le Pr Salif Yonaba de l’université de Ouagadougou a donc pu écrire que "l’on ne croit pas exagérer en disant que le juge n’a pas véritablement foi en son indépendance". Les citoyens sont en droit d’être plus exigeants à l’égard des magistrats dans la mesure où leur prise en charge par la société ne se justifie que par le serment particulier qu’ils ont prêté chacun de se conduire en tout comme un digne et loyal magistrat.

IV - La nécessité d’une réforme

8 - A l’image de ce qui se passe en France, le corps de la magistrature fonctionne essentiellement sur la règle de l’ancienneté. Mais le Burkina n’est pas la France. Ce que la société française permet de corriger ou de pondérer, la société burkinabè ne le permet pas nécessairement. Certes, dans l’administration de la justice, l’ancienneté a des mérites. Elle peut offrir l’avantage de la sérénité et de la sagesse. Si ces qualités sont incontestables pour une "justice du cadi" fondée essentiellement sur l’équité, elles sont insuffisantes pour une justice fondée sur le droit, qui est une matière scientifique mouvante et évolutive. Pour une justice efficace et performante, le système de promotion par l’ancienneté devrait donc pouvoir être remis en cause.

9 - Dans les grands palais de justice du pays, comme Bobo Dioulasso et surtout Ouagadougou, il n’est pas rare de rencontrer de jeunes magistrats motivés, dynamiques et surtout plus compétents que certains de leurs aînés. Mais au fil du temps, le dynamisme s’émousse et la compétence s’évanouit, faute d’entretien, car il est toujours frustrant d’être sous l’autorité de moins que soi, surtout quand il n’y a aucune perspective de changement. Il convient donc de susciter et d’entretenir l’émulation dans le corps de la magistrature en instituant un système d’avancement et de promotion par le mérite.

10 - A l’exemple de ce qui se passe dans les universités et dans les centres de recherche, l’avancement et la promotion des magistrats pourraient se fonder, peut-être pas exclusivement mais essentiellement, sur des critères scientifiques d’évaluation dans le cadre d’un système de pondération prenant en compte, notamment, la qualité des décisions rendues, les articles produits et les ouvrages, non pas de compilation mais de réflexion et d’analyse, éventuellement publiés ou susceptibles de l’être. Un tel système permettrait d’avoir des magistrats compétents ayant une certaine réputation, et qui feront autorité sur les plans national et international.

11 - Etre président de juridiction, conseiller à la Cour d’appel ou à la Cour de cassation ne devrait pas dépendre essentiellement de l’ancienneté et de la cooptation mais aussi des compétences révélées et reconnues. Sur le plan professionnel, l’analyse des décisions produites montre à merveille qu’on peut passer des années non seulement à tourner en rond sans progresser, mais, pire encore, à aller à reculons. Selon le Pr Yonaba, "à force de ne pas fournir suffisamment d’efforts de réflexion, de recherche intellectuelle et de création, nombreux sont les magistrats qui, au bout d’un temps d’office plus ou moins prolongé, n’arrivent plus à se tenir au courant des développements les plus récents du droit dans les différents domaines de l’activité humaine". Mutatis mutandis, cette observation peut également s’appliquer à des avocats dont parfois les seules compétences se résument à leur ancienneté, "leurs cartes de visite distribuées à profusion et un solide réseau de rabatteurs de clientèle", comme l’a déclaré le ministre de la Justice dans son discours de rentrée solennelle du 6 novembre 1992. A la décharge de ces derniers, il convient de reconnaître que le justiciable reste libre dans le choix de l’avocat, alors que dans le système actuel il ne peut choisir son juge. Il pourrait alors être envisagé d’introduire, avec des aménagements, l’incompétence professionnelle du magistrat comme moyen de récusation.

12 - Pour vaincre la peur et le manque de courage souvent dénoncés dans le corps, outre les propositions déjà formulées par l’auteur de ces lignes dans son ouvrage "L’éventuel et le possible", l’adoption du modèle anglo-saxon de rédaction des décisions de justice pourrait se révéler plus efficace. A l’inverse du système français, qui ne permet pas une expression plurielle de la décision rendue, le système anglo-saxon permet à chaque magistrat de donner son avis sur l’affaire. C’est ainsi que pour la même décision il peut y avoir des opinions individuelles et des opinions dissidentes. Les arrêts de la Cour internationale de justice en sont une belle illustration.

13 - L’opinion individuelle permet au magistrat qui n’est pas opposé à la décision rendue à laquelle il a participé, mais estime que celle-ci a été en deçà ou au-delà de ce qu’il fallait, de préciser sa pensée sur l’affaire, tant du point de vue de l’analyse des faits que du droit, et de développer ses propres arguments. L’opinion dissidente permet au magistrat opposé à la décision prise par la majorité de dire pourquoi, selon lui, la décision aurait dû être rendue autrement.

14 - Ce système qui a permis une avancée significative non seulement du droit international, mais aussi de droits internes, permet la responsabilisation du magistrat et l’interpelle constamment, alors que la méthode consensuelle qui prévaut dans le système actuel peut facilement faire le nid des partisans du moindre effort ; ce qui est loin d’être un système d’émulation et permet plutôt de se réfugier dans le confort douillet du suivisme.

15 - Comme a dit Salluste, après sans doute des désillusions, "la gloire que donnent les richesses et la beauté est passagère et fragile ; le mérite, au contraire, est un bien éclatant, impérissable". Il revient aux magistratssoucieux de professionnalisme de s’engager dans la bataille pour le changement, s’ils ne veulent pas, au crépuscule de leur carrière, se retrouver pris au piège des regrets et des rancunes.

Apollinaire J. Kyélem de Tambèla,
Avocat au Barreau du Burkina Faso,
Chargé d’enseignement à l’université de Ouagadougou

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