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Fichier électoral informatisé : "Une bombe à retardement"

Publié le mercredi 12 octobre 2005 à 07h52min

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A travers cet écrit, Fidèle Hien, député, témoigne des irrégularités au niveau du fichier électoral. Il en appelle à une prise de responsabilité de la part de la CENI, des partenaires techniques et financiers, afin de prévenir toute situation de trouble social dans le pays à l’issue du scrutin du 13 novembre 2005. Il suggère pour ce faire la réalisation d’un audit contradictoire sur le fichier.

La première rencontre entre la CENI et les partis politiques consacrée à la révision exceptionnelle du fichier électoral du mois de mai 2005, a eu lieu dans la salle Dimaako de l’Hôtel Indépendance en mars ( ?) 2005. Au cours de ces échanges, le président de la CENI a fait aux acteurs politiques le point de l’informatisation du fichier électoral entamée sur la base des listes dressées en 2002 pour les élections législatives. Il a ensuite expliqué en détail le déroulement de l’opération de recensement projetée, ainsi que la façon dont le fichier complémentaire allait être traité à l’aide du logiciel utilisé pour la gestion du fichier électoral.

En l’espèce, il avait rassuré ses interlocuteurs sur le fait que tout citoyen qui s’était déjà inscrit sur les listes en 2002 et qui, pour une raison quelconque, souhaitait se réinscrire dans une autre localité ou bureau de vote, pouvait le faire car, avait-il dit, une fois la saisie de la seconde liste faite et l’ensemble du fichier intégré, la CENI repérerait les doubles inscriptions et procéderait à l’annulation de l’inscription de 2002, en considérant que la dernière inscription (2005) correspond à la dernière volonté de l’électeur.

Au bilan de cette opération de révision, la CENI a constaté un accroissement moyen d’environ 50% du nombre d’électeurs inscrits sur les listes électorales. Dans les grandes villes comme Ouaga et Bobo, le nombre d’électeurs inscrits sur les listes électorales a augmenté jusqu’à près de 70% entre 2002 et 2005.

Depuis le 25 septembre 2005, la CENI a invité les citoyens à retirer leurs cartes d’électeur en vue du scrutin présidentiel du 13 novembre 2005 et de celui des municipales de février 2006. Je me suis donc présenté dans mon village où je m’étais inscrit en 2002. Auparavant, j’avais pris le soin de consulter le fichier sur le site Web de la CENI pour m’assurer que mon nom figurait bien dans le bureau de vote de mon village.

Mais j’ai été surpris de constater que dans ce bureau de vote de mon village, plusieurs personnes avaient chacune deux cartes d’électeur différentes avec deux numéros d’électeur différents. L’agent chargé de remettre les cartes m’expliqua alors que la CEDI avait pris sur elle de retenir toute seconde carte imprimée pour un même électeur.

Rendu à Ouagadougou, je suis allé dans un des bureaux de vote de mon arrondissement pour y faire un tour, et ce que j’ai constaté est simplement ahurissant ! Dans ce bureau de vote dont je tais pour l’instant le numéro et la localisation, j’ai consulté la liste utilisée par l’agent commis à la distribution des cartes d’électeur ; je me suis rendu compte que de 10 à 15% (au bas mot) des électeurs inscrits dans ce bureau l’étaient deux fois et se sont donc vus établir deux cartes d’électeurs avec chacune un numéro d’électeur différent. Là aussi, l’agent distributeur m’a dit avoir pris sur lui de ne pas remettre les deux cartes dès lors qu’il avait la certitude qu’il s’agissait de la même personne.

Dans les deux cas, les personnes en charge de cette mission n’avaient pas reçu de consigne expresse de la CENI mais agissaient sur la base de leur intime conviction. Elles semblaient donc de bonne foi.
En regardant de plus près les listes de ces deux bureaux de vote, j’ai noté que les paramètres d’identification de chaque électeur sont les suivants (sauf omission de ma part) :

1. son nom et son prénom ;

2. sa date de naissance (le 31 décembre de l’année considérée lorsqu’il n’y a pas de date précise) ;

3. son lieu de naissance ;

4. sa filiation : les nom et prénom de son père et de sa mère, précédés des lettres « F. » ou « Fe. » si ces derniers sont décédés ;

5. la référence de la pièce d’identification de l’électeur (CIB, acte de naissance, etc.) avec laquelle il s’est inscrit ;

Puis est indiqué le numéro d’électeur qui lui est attribué.

Dans les deux cas, je me suis saisi de quelques unes des cartes d’électeur retenues par l’agent distributeur et ai examiné les détails des mentions figurant sur la liste et sur les cartes. J’ai fait les constats suivants :

1. Tous les électeurs concernés s’étaient inscrits en 2002 et se sont réinscrits dans le même bureau de vote en 2005 : les séries des numéros d’électeur portés sur chacune des cartes en attestent ;

2. Les noms (en fait le même nom), classés par ordre alphabétique se suivent parfois directement sur la liste sauf dans les cas d’homonymie parfaite du genre « Ouédraogo Hamadé » ;

3. Dans ce cas, la différence dans la transcription des 5 paramètres de reconnaissance de l’électeur tient parfois à une lettre sur l’ensemble des paramètres. Exemple, le prénom de la mère de l’un des électeurs doublement inscrit a été transcrit en « Zoenabou » en 2002 et en « Zoenabo » en 2005, tout le reste étant parfaitement identique. Dans un autre cas, c’est « Fe. Tienga illisible » en 2002 et « Fe. Tinga » en 2005 ;

4. Parfois, c’est la référence de la CIB qui diffère : une première inscription de 2002 ayant été faite avec une CIB datée de 1993 et la seconde avec une CIB datée de 2001 (l’agent distributeur dira que l’électeur a affirmé avoir perdu la première pièce et l’a donc remplacée en 2001.

Au-delà de cet exercice personnel, des collègues à moi m’ont fait état de personnes, dont eux-mêmes qui, pour s’être inscrites avec le même document en 2002 puis en 2005, se sont retrouvées avec deux cartes d’électeur. Dans certains cas extrêmes, ils disent connaître des citoyens qui ont trois, quatre voire six cartes pour eux seuls.

Dans la presse, et cela depuis quelque temps, des organisations de la société civile avaient mis en doute la qualité du fichier électoral. Cette semaine, de nombreux témoignages ont été livrés et un groupe de partis politiques a même demandé à la CENI d’ordonner un audit du fichier électoral avant les élections. Je constate que ces personnes ne parlent pas en l’air et je voudrais ici joindre ma voix à la leur pour sonner l’alerte : le fichier électoral informatisé de 2005 est tout sauf un fichier fiable qui va servir à gérer des scrutins dont tout le monde s’accorde sur les enjeux. Il est même nettement moins fiable que le fichier manuel de 2002.

"Il faut s’attendre à une crise électorale majeure"

D’emblée, je ne voudrais pas jeter la pierre à la CENI dont j’apprécie la volonté du président à tenir son rôle et à « vendre cher » son indépendance. Mais manifestement, la CENI est dépassée par les évènements ou par la technologie qu’elle a acquise pour l’informatisation du fichier électoral. Elle risque de devenir (si elle ne l’est déjà) l’otage d’une technologie mal maîtrisée : j’ai en effet de la peine à croire que le logiciel, qui fonctionne comme toute base de données informatiques, soit si mal conçu qu’il ne permet même pas de déceler un doublon à partir de 2 ou 3 critères de discrimination. Si on persiste à aller aux élections avec un pareil fichier, il faut s’attendre à une crise électorale majeure dans laquelle la CENI sera le bouc émissaire de tout le monde, « gagnants » contestés comme « perdants ». Les raisons sont simples.

1. Le taux d’accroissement entre 2002 et 2005 du fichier informatisé a surpris plus d’un observateur, et des partis politiques s’étaient même élevés contre ce qu’ils qualifiaient déjà de fraude ficelée. L’impression et la mise à disposition du fichier et des cartes d’électeur révèle que ce gonflement est essentiellement artificiel et lié à des inscriptions multiples sur les listes électorales entre les deux recensements électoraux. Ce gonflement artificiel est observable en campagne mais surtout en ville où la mobilité de la résidence et les changements d’option des électeurs en fonction du type de scrutin sont les choses les plus courantes ;

2. La CENI n’est pas forcément responsable de ces inscriptions multiples. Elle est cependant pleinement responsable de n’avoir pas su purger le fichier de ces multiples inscriptions, même celles qui ne sont pas le fait d’une démarche frauduleuse. De la même façon, elle est pleinement responsable de n’avoir pas voulu demander et obtenir des mesures légales et pratiques pour purger les listes électorales des personnes décédées ;

3. A contrario, et avec cette situation dans laquelle on se retrouve, la CENI se verra charger de la responsabilité morale d’avoir facilité des milliers d’autres inscriptions à caractère frauduleux, utilisant notamment de multiples pièces d’état civil ou d’identité dressées à la hâte par des officiers d’état civil ou de police plus préoccupés d’autre chose que de la véracité des témoignages et informations fournies par les requérants.

Dans une ville comme Koudougou, on a même fait état des archives de pièces d’état civil de certains établissements secondaires publics qui ont été vidées pour les besoins de ce type de cause ; à ma connaissance, cela n’a jusqu’ici pas encore été démenti et aucune enquête menée sur le sujet.

4. Dans tous les cas, deux choses possibles sont en cause : (i) le logiciel qui a servi à saisir les listes électorales et qui, en principe, devrait aussi servir à gérer les résultats des élections ( ) ou (ii) la capacité de la CENI et de son équipe à se servir de et à gérer correctement la base de données et autres programmes informatiques contenus dans ce logiciel.

Les efforts ne doivent pas déboucher sur un gâchis

De ce qui précède, il me paraît dangereux pour la paix sociale dans ce pays, de vouloir minimiser le problème pour organiser coûte que coûte un scrutin avec un tel fichier électoral.

Les communiqués de la CENI dans la presse, appelant ceux qui auraient constaté des erreurs dans la transcription de leur nom ou filiation à se présenter pour les faire corriger, ne peuvent en aucun cas remédier au problème de fond que sont les inscriptions multiples ; ce d’autant plus que les électeurs manifestement ne se bousculent pas (pour l’instant ?) pour retirer même les cartes régulièrement établies.

Pire, en demandant dans ces communiqués à ceux qui n’auraient pas trouvé leur nom sur les listes de venir s’inscrire, la CENI offre la possibilité à des personnes jamais inscrites sur les listes, de le faire dans des conditions non prévues par la loi ; chose à laquelle l’institution s’est montrée jusqu’ici plutôt attachée.

C’est pourquoi je lance un appel à la CENI, afin que tous les efforts consentis jusqu’ici ne débouchent pas sur un gâchis tel que celui qui se prépare ;

Aux partenaires techniques et financiers du Burkina je demande d’ouvrir enfin les yeux et d’aider au plus vite la CENI à réaliser un audit contradictoire du fichier électoral avant la tenue des prochains scrutins. Vous rendrez un service énorme à la paix dans ce pays. Quant aux partis politiques, continuez à dormir et surtout à rêver et ... vivent les dégâts au réveil .

Dr Fidèle HIEN Député à l’Assemblée nationale

Le Pays

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